L’idée de «peuple sahraoui» sur laquelle s’appuie l’Algérie à l’ONU a été forgée en deux temps : d’abord, à la fin des années 1960, lorsque l’administration coloniale franquiste a entrepris de « fabriquer » une identité sahraouie pour contrecarrer les revendications marocaines. Des anthropologues et historiens espagnols furent alors mobilisés pour décrire un groupe ethnique sahraoui aux traits culturels propres, afin de promouvoir l’idée d’un peuple saharien séparé du Maroc. Un paradoxe colonial : affirmer l’existence d’un peuple autochtone tout en voulant maintenir l’occupation dans le Sahara. Ces apprentis sorciers de Franco vont entreprendre de supprimer les clivages de tribus et de clans dans leurs écrits, de manière à présenter une conscience nationale homogène, à sédentariser des individus nomades et plaider pour une identité politique moderne. Ainsi va apparaitre un «peuple uni», ce que les tribus n’avaient jamais été par le passé.
Pour battre ce fer idéologique, Franco et ses administrateurs s’appuyèrent sur la revue militaire África: Revista de Tropas Coloniales. Fondée en 1924 par l’africaniste Gonzalo Queipo de Llano, la publication avait servi jusque-là la présence espagnole présentée comme une mission «civilisatrice» au nord et au sud du Maroc. Francisco Franco lui‑même y fit connaitre sa pensée coloniale avant de devenir le Caudillo. Les articles contribuèrent à façonner l’identité d’un «peuple sahraoui» dont l’Espagne resterait, ironie suprême, la tutrice.
le Pacte d’unité nationale et l’ONU, ou l’art de créer un peuple de toutes pièces
Le 12 octobre 1975, à Aïn Ben Tili, le Pacte d’unité nationale du Polisario est conclu avec les tribus du Sahara. L’utilisation officielle de la notion de «peuple» par le Polisario date de cet accord qui remplaça la baia du Sultan ayant régenté pendant des siècles la région. Un nouveau contrat pour les tribus et les clans bien documenté par trois universitaires espagnols dans la revue Ayer: abolition de la Djema’a coloniale et mise en place du Front Polisario comme le «seul représentant légitime du peuple sahraoui». Ratifié en décembre 1975 à Guelta Zemmur, le pacte entérine la suppression du système tribal traditionnel, «abolissant toute classe de castes et de tribus au sein du peuple sahraoui». Le Polisario ne desserrera plus jamais son étau idéologique. Naît alors le mythe fondateur: une identité sahraouie transcendante, prétendument affranchie des clivages claniques, dont le nomadisme était résiduel, aux racines enracinées depuis des lustres dans ce lopin de terre découpé sur un papier par les Espagnols et assigné comme terroir improbable aux tribus vagabondes.
En 1975, une mission onusienne constata sur place l’adhésion massive à l’option indépendantiste du Polisario. En réalité, la mission fut accueillie à Laâyoune par une mascarade de manifestations soigneusement scénarisées: décor tribal repeint aux couleurs d’un «peuple un et indivisible», tandis que, dans l’ombre, Alger — déjà maîtresse des coulisses diplomatiques — peaufinait le script. Le décor en trompe‑l’œil historique d’un peuple qui aurait possédé jadis un territoire, un gouvernement, un drapeau et une reconnaissance par des pays tiers est achevé. Nous sommes à quelques mois de la Marche verte lancée par feu Hassan II.
Le «peuple sahraoui» dans le laboratoire des universités mexicaines: le 2ᵉ temps de la forgerie
Hormis quelques chancelleries averties, le Polisario reste alors quasi inconnu. Les sociétés civiles occidentales vont le découvrir grâce à des comités de soutien qui, très vite, infiltrent les campus. Dès 1975, des miliciens du Polisario se rendent au Mexique: la diplomatie tiers‑mondiste du président Luis Echeverría a fait de l’autodétermination la boussole d’une intelligentsia avide de causes anti‑impériales. Spontanément, les Mexicains adoptent les va-nu-pieds de Tindouf, qui se présentent comme un peuple sous domination espagnole – comme le fut le Mexique –, disposant prétendument d’une terre ancestrale que le Maroc veut aujourd’hui spolier. Cette littérature de propagande, les universités mexicaines la puiseront directement dans la revue espagnole África: Revista de Tropas Coloniales.
C’est dans ce contexte que naît en 1976 un comité de solidarité mexicain qui jouera un rôle prépondérant dans la diffusion en Occident de la thèse sur un prétendu pays des Sahraouis. La mission sera confiée notamment à des intellectuels de l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM) et d’autres institutions académiques. Ce remue-ménage mexicain intervient juste après la visite de responsables du Polisario, comme le rapporte un mémoire publié par l’UNAM en 2011, suggérant que des échanges autres que de courtoisie – sonnants et trébuchants – ont égayé le joyeux comité de soutien.
La figure de l’universitaire Jesús Contreras Granguillhome s’avère centrale: africaniste et fondateur du Centre des relations internationales à l’UNAM, il sera un défenseur zélé, trop zélé, de la «cause» du Polisario, sans jamais avoir mis les pieds en Afrique du Nord. Comme les autres d’ailleurs... Autour de lui gravitent doctorants, universitaires, journalistes et artistes. Parmi les cofondateurs, on signalera l’anthropologue Silvia Sandoval, très actif dans la propagande. Ils organisent des conférences, publient revues et ouvrages coûteux sur la question sahraouie, organisent des projections dans les campus pour les étudiants, influençant ainsi l’élite mexicaine et peu à peu l’opinion publique. La presse mexicaine suit bientôt le bal: les journaux El Universal, Excélsior, Uno Más Uno ou la revue Siempre! envoient des correspondants auprès du Polisario ou relaient ses communiqués. Grâce à ces universités mexicaines, le concept de «peuple sahraoui» se fait connaitre dans le monde, quittant définitivement les jupons de l’Espagne franquiste.
Le «peuple sahraoui » vu par la CIA
Des documents déclassifiés de la CIA – cités par Ausaco – lèvent le voile sur l’opération d’enfumage. Dès 1977, les États-Unis notaient noir sur blanc que le véritable objectif du régime de Houari Boumediene n’était pas l’autodétermination, mais la domination: créer une «république sahraouie indépendante» entièrement inféodée à Alger, pour affaiblir le Maroc et s’ouvrir un corridor stratégique vers l’Atlantique. Sous les oripeaux du droit des peuples, se dissimulait une vieille obsession d’hégémonie régionale. La CIA tranche sans détour: «la rivalité historique avec le Maroc […] en est le principal moteur». L’édification d’un «micro-État sahraoui» servirait à asphyxier Rabat, l’amputer de ses ressources, et le désarrimer de la Mauritanie, selon l’agence américaine.
Le vernis identitaire, lui, ne trompe même plus ses plus ardents partisans. Sophie Caratini, anthropologue française, pourtant connue pour ses sympathies pro-Polisario, admet dans une revue universitaire que l’identité sahraouie est une construction récente (elle n’est plus millénaire d’un coup!), née de la lutte anticoloniale (donc inexistante avant la pénétration espagnole), puis reconfigurée en rhétorique anti-marocaine (à travers des ressorts identitaires et sociologiques savamment mobilisés). Le «soi sahraoui», écrit-elle, s’est bâti «en miroir de l’Autre», le Marocain. Autrement dit: il ne naît pas de la terre, mais du rejet. Un reflet hostile dans le miroir de la rivalité.
La revanche mexicaine: l’UNAM fait profil bas
Ironie cinglante de l’Histoire: c’est un diplomate mexicain, Andrés Ordóñez, qui viendra clore le cercle. Dans un essai publié en 2022 par l’UNAM – cette même université qui, dans les années 1970, servit de matrice idéologique et de blanchisserie intellectuelle à la propagande du Polisario – il livre un constat implacable:
«Ainsi fut créée l’illusion que le Front Polisario était le seul représentant légitime de la nation sahraouie, et que sa république était réelle. Un ensemble de pays a reconnu officiellement une république inexistante », écrit-il.
La phrase claque comme un acte de contrition tardif, un aveu officiel d’avoir participé à l’une des plus grandes supercheries diplomatiques du XXème siècle. Le serpent se mord la queue: ceux qui ont fabriqué le mythe le dénoncent désormais, mais trop tard. Le ver est dans le fruit, et le fruit a pourri les consciences.
Aujourd’hui, dans les camps de Tindouf, l’illusion est devenue mémoire. Le roman familial s’est sédimenté dans les consciences comme une vérité antique: Rio de Oro serait un pays ancien, volé, martyrisé, qu’il faudrait reconquérir. L’ONU, dans son aveuglement bureaucratique, n’a rien vu ou n’a rien voulu voir. Elle a validé, mission après mission, ce théâtre d’ombres où les tribus jadis marocaines jouent aux peuples émergents. En croyant arbitrer un conflit de décolonisation, elle a entériné une manipulation géopolitique vieille de cinquante ans. L’Algérie, cynique stratège, a compris très tôt que l’émotion vaut plus que les archives, et que la répétition engendre la croyance. Le Polisario, nourri à cette logique, a substitué au réel des parchemins fictifs, des drapeaux peints, des constitutions sans peuple. Et voilà qu’un monde entier, par paresse ou par confort idéologique, a pris cette légende pour une lutte de libération. C’est la victoire du mensonge par l’usure. La tragédie d’une population que l’on a enfermée dans une fiction politique, jusqu’à ce qu’elle la ressente dans sa chair comme une filiation. La machine à fabriquer les peuples fonctionne ainsi: elle commence par un mythe, et s’achève dans les larmes d’une génération qui croit qu’elle existe.





