Le deuxième surnom de Hadj Ahmed Ben Ibrahim

Karim Serraj.

ChroniqueDans le milieu, celui qui possède la route devient roi des narcotrafiquants. C’est ce qui est arrivé au «Malien», alias «l’Escobar du Sahara», qui a longtemps sévi dans le Sahel. Pourtant, son deuxième surnom semble bien mérité, et la filière qu’il a contrôlée a une captivante histoire où un autre Pablo Escobar, le vrai, n’est pas un simple sobriquet.

Le 18/02/2024 à 11h00, mis à jour le 18/02/2024 à 11h00

El Hadj Ahmed Ben Ibrahim a deux pseudonymes dans le milieu. «Le Malien», car il est né en 1976 à Kidal, au Mali, d’un père malien. Et «l’Escobar du Sahara», un surnom qu’il obtiendra quand les routes du narcotrafic dans le Sahel tombèrent sous son contrôle. En devenant un ponte de la drogue, il héritait de cette aura mafieuse mythique enrobant le vrai Pablo Emilio Escobar Gaviria, le chef colombien du cartel de Medellín, au destin fulgurant, mort à 44 ans en 1993 après avoir arrosé la planète de poudre blanche.

Pablo Escobar et le Sahel... Quel rapport, me diriez-vous, entre les deux? Et bien, ce lien est légitimé par l’histoire que je m’apprête à vous conter. Elle est captivante, méconnue de la plupart.

En 2017, une personnalité importante de la sécurité espagnole a publié un livre-choc intitulé «Bebedores de té» (Buveurs de thé). Son nom: José Manuel Caamaño Sánchez. Sa carrière de super flic s’est jouée en deux temps. L’ombre, lorsqu’il était agent des renseignements espagnols infiltré dans les réseaux de narcotrafic d’Afrique du Nord, entre 1983 et 2003; la lumière, quand il fut nommé ensuite directeur général de la police de Sebta jusqu’à sa retraite en 2019.

Cet Espagnol natif de Tanger, dont je vais rapporter fidèlement les propos, fut un homme solitaire, impénétrable comme doivent l’être les espions. Il avait été chargé par les services secrets de Madrid d’infiltrer pendant vingt ans les milieux mafieux du Maroc et d’Algérie.

Les faits sur le Sahel qui nous intéressent ont eu lieu pendant la traque lancée contre Pablo Escobar en 1990. Depuis les États-Unis, la Drug Enforcement Administration (DEA, Administration de lutte contre la drogue) pourchasse l’homme dans les moindres recoins de la Colombie. La DEA désarticule la plupart des routes aériennes et maritimes lui ayant permis jusque-là d’accéder à l’Amérique du Nord et à l’Europe, via l’Espagne.

Le narcotrafiquant colombien est aux abois; il cherche de nouvelles voies de passage pour sa marchandise. Ses partenaires en Espagne, à savoir la famille Charlin qui opère depuis la Galicie et se charge de revendre et distribuer la cocaïne à d’autres grossistes implantés partout en Europe, lui suggèrent une idée audacieuse. Il s’agit de déplacer la route européenne Colombie-Espagne, démantelée par la DEA, par une nouvelle route en Afrique du Nord. Il existait déjà, à ce moment-là, un large réseau de distribution de haschich qui pourrait servir à acheminer la cocaïne depuis l’Afrique vers l’Espagne, et de celle-ci en Europe.

Pablo Escobar décide de se rendre au Maroc. Il débarque peu après avec une dizaine de ses lieutenants à Tanger, où il est attendu par un certain Hmidou Dib, de son vrai nom Ahmed Bounekoub. Ce dernier est le fournisseur de haschisch du cartel des Charlin et le maitre absolu du détroit de Gibraltar. Pour le marché européen, Dib travaillait avec un client exclusif, cette famille galicienne considérée comme l’une des plus grandes mafias qui a régné dans l’histoire de l’Espagne. La région de Galicie est «coincée» à l’extrême nord-ouest de l’Espagne, à quelques encablures du Portugal et de la France. Un positionnement de distributeur, rôle que joueront les Charlin en Europe. Ces derniers avaient répandu leur cartel jusqu’en Andalousie, et la Costa del Sol, et possédaient des hommes implantés à Tanger pour gérer de près les commandes de cannabis. Pour éviter une guerre des clans dans le détroit, Dib et les Charlin ont eu l’intelligence de travailler l’un avec l’autre. Toute la marchandise de Hmidou Dib était achetée par les Charlin, créant des liens indélébiles entre les deux rives. Ce sont les Charlin qui vendaient à sa réception la drogue de Dib en Europe.

Évidemment, il n’est pas question ici des petits contrebandiers, des passeurs du dimanche qui réussissent des coups de quelques centaines de kilos, mais d’un système mis en place avec ses protecteurs marocains et espagnols, où les livraisons peuvent atteindre plusieurs tonnes. Voilà ce que l’on appelle une route de narcotrafic. Elle est pérenne, avec quasiment 0 risque, sans surprise. Du côté africain, Dib était le maalem incontesté du détroit de Gibraltar. Il aura réussi à propulser, durant sa carrière de baron, le Maroc à la position de 1er exportateur de cannabis dans le monde. Dib enfin est le premier narcotrafiquant à avoir professionnalisé la chaine de passage entre l’Afrique et l’Europe, inventant l’ancêtre du go-fast en traficotant dès les années 70, lorsque furent commercialisés les premiers moteurs hors-bord de marque Yamaha ou Suzuki, qui n’avaient plus besoin d’une cale, les barques artisanales de pêche de Ksar Sghir (plage à 15 Km de Tanger), les dotant de ces moteurs puissants. Le détroit, large d’une vingtaine de kilomètres, devint un mouchoir de poche. La drogue qui passait avant dans des voitures via les ports, ou dans les chalutiers, commence avec Hmidou Dib à faire le même trajet Maroc-Espagne en 15 minutes chrono, et sans arrêter la chaine durant l’année.

Durant plusieurs jours donc, Hmidou Dib et Pablo Escobar discuteront de la possibilité de faire transiter la cocaïne colombienne via le détroit de Gibraltar en utilisant la route du cannabis marocain. Un troisième homme participe aux négociations: José Manuel Caamaño Sánchez. Il est présent à tout instant, même dans les soirées folles dans des villas somptueuses qu’il décrit dans ses mémoires.

L’on sait aussi que Pablo Escobar effectuera un voyage à Casablanca pour rencontrer des personnes dont l’identité n’a jamais été révélée par le policier espagnol.

Un quatrième homme est concerné par ces rencontres de gangsters. C’est Ahmed Zendjabil, dit l’Algérien, surnommé Echelfaoui. Il est né à Chlef, un bled à mi-chemin d’Oran et d’Alger. Caïd de la filière algérienne au Maroc, Ahmed Zendjabil est considéré par les services de renseignement de plusieurs pays comme une créature des plus hautes autorités de l’armée algérienne. Installé à Oujda, il va organiser durant seize ans les réseaux de convoyage de haschich vers son pays, mais surtout la Tunisie, la Libye, l’Égypte, le Mali, porte de l’Afrique subsaharienne, et le Moyen-Orient. La quantité de cannabis exportée par Zendjabil et l’armée algérienne chaque année vers ces pays avoisine les 900 tonnes, ce qui représente à l’époque un chiffre d’affaires annuel d’un milliard de dollars. Zendjabil, on le verra, joue un rôle clé dans la suite de cette histoire.

À Tanger, Pablo Escobar s’attend à ce que Hmidou Dib accepte son offre: faire venir la cocaïne de Colombie jusqu’au Maroc par voie aérienne, puis la faire transiter vers l’Espagne d’où elle sera distribuée, par l’entremise des Charlin, dans les principales capitales européennes.

Or, Hmidou Dib refuse, car il sait que la DEA ne ménagera aucun effort pour le faire tomber s’il touche à la cocaïne. L’administration américaine avait fait voter une loi récente au congrès autorisant la DEA à poursuivre, dans n’importe quel pays, les trafiquants de drogues dures fichés aux USA. Pablo Escobar est acculé, dos au mur. Malgré de multiples tentatives, il ne réussira pas à convaincre le baron du détroit de Gibraltar. Pourtant, c’est à Tanger que le Colombien trouvera le plan B pour la route européenne. Et celui-ci lui est soufflé par l’agent espagnol. Il lui propose d’utiliser la filière d’Ahmed Zendjabil sécurisée par l’armée algérienne, via le Sahel et l’Algérie pour accéder aux marchés européens.

Et c’est Zendjabil qui va jouer les intermédiaires avec l’armée algérienne. Il organise ensuite le narcotrafic de la cocaïne entre le cartel de Medellín et la filière malienne et algérienne contrôlée par le chef terroriste Mokhtar Belmokhtar. Alias Belaouer ou Laouar (le Borgne) en souvenir d’un éclat d’obus reçu en Afghanistan, le nom de combat sahélien de Belmokhtar était Khaled Abou al-Abbas. Un djihadiste né en 1972 à Ghardaïa, en Algérie. Il combat durant la Décennie noire dans le sud de l’Algérie au sein du GIA, puis du GSPC. Il est l’un des principaux artisans du ralliement des djihadistes algériens à Al-Qaïda qui aboutit à la formation d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007. Belmokhtar est également le premier chef d’AQMI à s’implanter hors d’Algérie, dans les pays du Sahara et du Sahel, et principalement au Mali. Trafic de drogues, prises d’otages spectaculaires, attaques de convois (menant à l’annulation du Paris-Dakar en 2008), actions terroristes dans plusieurs villes... Un bien sinistre personnage.

Ce Zendjabil mérite aussi deux mots. À partir de 1990, celui-ci a travaillé étroitement avec Hmidou Dib jusqu’à la chute de ce dernier en 1996, puis avec son successeur dans le détroit de Gibraltar, Mohamed El Kharaz alias Bin Alouidane. En 1999, un mandat d’arrêt international pour contrebande de drogue est lancé contre l’Algérien par Interpol. Il se cache en Espagne plusieurs mois avant de reprendre ses activités. Il sera arrêté en 2003 en Algérie, mais des complices le font évader du tribunal d’Es Senia où il devait être jugé. Il finit par tomber en 2006, en même temps que le cartel marocain de Mohamed El Kharraz, durant l’opération Baleine blanche menée conjointement par l’Espagne et Interpol. Emprisonné en Algérie, il est protégé par la Mouradia, et va bénéficier de la Loi de clémence pour les terroristes, promulguée par le président Abdelaziz Bouteflika. Il est relâché après ses aveux sur les cargaisons de cocaïne qui passaient par le Sahara grâce au GIA, et coulera des jours heureux à Alger jusqu’à sa mort, d’une crise cardiaque, en 2012.

Cette route du Sahel, elle, n’est jamais morte. Elle s’est consolidée au fil du temps. Elle a continué à servir le trafic de cannabis, de cigarettes et de stupéfiants durs (cocaïne, LSD, ecstasy), suscitant l’apparition de laboratoires de drogues dans des pays africains. El Hadj Ahmed Ben Ibrahim en avait le contrôle jusqu’à son arrestation à l’aéroport de Casablanca en 2019. Il croupit désormais dans une prison marocaine. Son réseau avait, d’une certaine manière, repris la filière ouverte dans le Sahel jadis par Pablo Escobar. À ce titre, il mérite bien son sobriquet.

Par Karim Serraj
Le 18/02/2024 à 11h00, mis à jour le 18/02/2024 à 11h00