Cherche court terme, OK pour long

Karim Serraj.

ChroniqueLa jeunesse féminine mène en catimini une révolution du corps qui se déroule sous nos yeux, dans une sphère intime à laquelle n’ont pas accès les parents, le législateur du Code de la famille et autres symboles des interdits sexuels de la société.

Le 07/01/2024 à 11h04

Quelqu’un m’a dit que j’étais has been, que le Maroc a bien changé, que la société des jeunes conduisait une révolution timide mais aux vastes conséquences sur le genre. Et il m’a demandé d’aller faire un tour sur un site de rencontre célèbre d’Internet. Les Marocains s’y donnent rendez-vous chaque jour. Les jeunes (et moins jeunes) y surfent matin et soir à la recherche de partenaires. Finis les cafés de jadis et les réseaux sociaux tels Facebook ou Instagram utilisés un temps pour draguer ou trouver l’âme sœur.

J’ai donc construit un faux profil et me suis incrusté, pendant un mois, dans la génération montante sur Tinder.

Cupidon est remplacé désormais par une application. Dans ce no man’s land des comportements sociaux, c’est un autre Maroc qui parle. Une sorte de société parallèle bien réelle. Avec ses codes secrets, son langage décapant et sa vision du corps et de l’amour. C’est de ce dernier point qui demande un arrêt sur image.

Sur la majorité des profils féminins, le statut devient un slogan de militantisme: «Cherche court terme, OK pour long». Décodons: les jeunes femmes cherchent en priorité une relation éphémère, mais elles ne seraient pas contre une rencontre stable et sérieuse qui débouche sur le mariage. Une autre variante trouvée à gogo sur le site inverse le statut: «Cherche long terme, OK pour court». Idem: celles-ci sont en quête d’une relation sérieuse, mais ne verrait pas d’inconvénient à sortir, pour s’amuser, avec un homme ou un garçon.

Les profils féminins au statut classique: «Cherche relation sérieuse» sont rares. Quant au portrait socioculturel des usagères marocaines, celui-ci rassemble toutes les catégories et ne se limite pas à une frange professionnelle ou économique précise.

Assumer, avec sa photo de profil, une demande d’aventures épisodiques avec les hommes a de quoi choquer certains. Pourtant, c’est ainsi que vit la majorité des femmes, sans complexe, sans compte à rendre aux autres hommes et aux futurs fiancés et maris.

Aujourd’hui, les cartes du désir se mélangent. C’est une véritable libération de la parole féminine. Le mariage, les relations sérieuses passent en second plan ou coexistent avec le momentané et le précaire. La jeunesse veut plutôt se découvrir et vivre pleinement.

Étonnant, ce ne sont pas seulement les garçons et les hommes qui mènent ce combat. Celui-ci est acté désormais dans l’ébauche d’un nouveau féminisme naissant dans nos relations sociales. Les Marocaines ne se gênent plus. Elles ont cassé le plafond de verre qui faisait d’elles des individus passifs dans la séduction sexuelle. Elles ne veulent plus rester dans l’ombre du désir, mais être l’égal de l’homme dans la manifestation du plaisir.

Ne nous leurrons pas: ce qui se passe sur Tinder a un lien fort avec la genèse du Code de la famille.

La nouvelle génération mutante n’est pas décrite par la sociologie marocaine et les recherches universitaires, résolument coupées de la réalité. Les études nécessaires pour comprendre ce changement de paradigme sont inexistantes. Pourtant l’apport des réseaux d’Internet a radicalement influencé le genre dans ses approches diverses de l’amour, de la vie à deux, des espaces de liberté de chaque partenaire. La femme et l’homme communiquent à présent sur des valeurs autres, qu’il s’agit de respecter d’abord, de comprendre et d’analyser ensuite profondément pour mieux légiférer dans le droit des individus et de la famille. Le féminisme marocain doit se mettre au diapason des nouvelles relations sociales portées par les moins de trente ans.

À cet affranchissement, il faut rajouter le postulat masculin implicite qui accepte les règles du nouveau jeu. Les garçons et les hommes ne taxent plus leurs partenaires de légèreté bien qu’ils ne soient plus les premiers sur la liste, parfois longue, des conquêtes amoureuses des femmes.

Combien sont-elles, ces femmes téméraires qui assument leurs envies physiques? S’il est impossible de délivrer des statistiques minutieuses, une extrapolation révèle qu’environ les deux tiers vivent dans les villes. Dans son annuaire statistique 2022, le Haut-Commissariat au plan donne un aperçu des évolutions de la population marocaine dans les régions ainsi que dans les villes. La population en milieu rural s’est établie à 13.124.000 et 23.189.000 millions en milieu urbain. Selon les projections du HCP, les villes marocaines devraient abriter en 2050, 73,6% des habitants du pays. Les lois qui régissent la vie sexuelle des Marocain(s) sont basées sur une société traditionnelle qui n’existe plus, ou qui survit uniquement dans les zones reculées des campagnes et des montagnes.

En permettant aux jeunes d’être qui ils sont, nous favorisons la créativité sociale. Brimer sans cesse les expériences des vécus ne peut que susciter d’autres échecs dans les compétences à communiquer avec la réalité. Le fossé est malsain entre ce que les Marocain(e)s pensent et les rôles de jeu social qui les aspirent un jour. Un mur se dresse entre le réel ontologique et l’imaginaire des lois. Cela est un vrai clivage dont on ne mesure pas assez les conséquences psychologiques. Une vie privée ne peut être aussi différente que son pendant public.

Aveuglés que nous sommes, bien des sujets de société surgissent à nos dépens et sont refoulés collectivement. Il parait difficile alors d’évoquer, comme il y a dix ou quinze ans, la question de la virginité, ou l’interdiction des relations avant le mariage, ou encore les lois sur l’entretien de la femme sans tenir compte de la réalité. Des thématiques vivantes, actuelles qui demeurent occultées dans ce qui est considéré injustement comme un sous-monde civilisationnel marocain. Elles passent sans encombre sous le radar sociologique. La peur aussi nous paralyse avec les jeunes. Pour l’heure, ces derniers se taisent et gardent leurs idées incomprises au chaud. Ils savent que leur vie publique doit rester aseptisée et ne point faire du remous.

Le nouveau modus operandi des rencontres témoigne également de l’indépendance croissante des femmes.

Finalement, c’est cette jeunesse, aux commandes dans quelques années, qui détermine la définition à donner à la sexualité et aux rapports entre la femme et l’homme. Une jeunesse passionnée qui apparait en avance sur les lois.

La perception de la vie sexuelle et émotionnelle de la femme doit évoluer socialement. Sur les ruines d’un passé toujours présent, est en train de naitre une étoile de liberté.

Par Karim Serraj
Le 07/01/2024 à 11h04