La méthode Benmoussa

Karim Serraj.

ChroniqueL’école semble enfin avoir éteint le conflit qui la déchire depuis quatre mois. Sauf mauvaise surprise, les classes reprennent définitivement à partir de demain. Il est l’heure de faire le bilan de cette réforme qui a coûté cher aux écoliers et ébranlé le monde scolaire. Et, surtout, de s’interroger sur la méthode dont a fait preuve le ministère.

Le 14/01/2024 à 11h01

On peut le dire maintenant: c’est un fiasco total. Depuis octobre 2023, l’école publique est dans un coma avancé. Les contusions cérébrales occasionnées aux élèves vont persister toute l’année qui nous accueille, et même après. Cette génération de collégiens et de lycéens est sacrifiée sur l’autel des orgueils et de l’approximation politiques.

De politique, il faut parler aujourd’hui, même si l’aspect social et éducatif a été davantage mis en avant durant la crise. Cependant, il est légitime de se demander où se situe le couac de cette réforme et pourquoi les choses en sont arrivées là?

La présence d’esprit est plus nécessaire à un négociateur qu’à un ministre: les grandes places dispensent quelquefois des moindres talents.

Il a existé, dans cette histoire, des interlocuteurs de l’ombre à identifier. En plus des quatre syndicats reconnus par le ministère, les plus représentatifs de l’enseignement (affiliés à l’UMT, la CDT, l’UGTM et la FDT), il y avait ces parties prenantes benjamines frustrées dans la fratrie qui ont pratiqué la stratégie de la terre brûlée: 23 coordinations régionales (tansikiyate), y compris la Fédération nationale de l’enseignement (FNE) qui regroupe une partie des coordinations, et qui s’était retirée des discussions avec le ministère de l’Éducation nationale avant la signature de l’accord du 14 janvier 2023. Cela fait un an aujourd’hui, jour pour jour. Entretemps, le ministère n’a rien vu pointer à l’horizon. Une politique de l’autruche qui a considéré, sans doute, que les rétractions d’il y a un an allaient être enterrées rapidement. La vision du ministère portait des œillères empêchant l’évidence de se manifester.

Ce dernier a largement été dépassé par la réforme. Non seulement les syndicats historiques l’ont nargué, appuyant les grèves jusqu’à fin décembre, mais tout autant les coordinations qui ont fait bande à part. Celles-ci maugréaient dans l’antichambre des négociations.

Personne ne voulait de ces coordinations. Ni les quatre syndicats historiques qui les ont toisées de haut, en avatars indésirables, ni le gouvernement qui a acté la situation en terrain miné. Dès septembre, avant le déclenchement des grèves, les observateurs voyaient se profiler les perturbations que l’école a essuyées.

Ces coordinations ne tombent pas du ciel. Tous les enseignants ne sont pas affiliés aux centrales syndicales signataires de l’accord de janvier 2023. Un grand nombre a préféré être représenté par ces structures sectorielles qui se sont organisées sans statut juridique ni agrément, afin de défendre leurs intérêts durant cette réforme. Ayant pignon sur rue dans les 12 régions, elles ont utilisé leur proximité avec le monde scolaire, la communication personnelle et le jusqu’au-boutisme pour défier le ministère.

L’art de la négociation a fait défaut. Celui-ci aurait pu nous éviter la vacance de près de quatre mois qui ne sera jamais rattrapée par les écoliers de l’école publique. Le palliatif trouvé semble ridicule: ajouter une semaine de cours à la fin de l’année, demander aux enseignants de faire des synthèses des leçons, sauter quelques chapitres accessoirement, bref bâcler la pédagogie et l’apprentissage de nos jeunes. Comme si rien ne s’était passé cette année. Comme si on pouvait croire que cette solution de fortune allait clore le débat, et ôter l’amertume ressentie par les parents et, globalement, par la société.

Pensons notamment aux élèves du brevet et du bac qui vont passer les examens dans les mêmes salles que les élèves du secteur privé. Ces derniers ont eu un premier trimestre. Ils ont pu apprendre et réviser leurs cours pendant que les autres glandaient en attendant un miracle.

Négocier n’a rien d’un long fleuve tranquille. Le tour de table doit être complet. Il faut analyser les forces en présence. L’erreur du débutant consiste à oublier les franges qui gesticulent dans la rue et ont un pouvoir d’influence sur les grévistes. Une négociation se gagne parce qu’elle a été bien préparée. Il faut posséder le don de s’adapter avec toujours, en ligne de mire, le risque de conduire les pourparlers vers l’implosion. La négociation efficace réussit à mettre en place une communication itérative et constructive basée sur des échanges. Pour ce faire, il faut transcender les différences et rallier les intérêts communs de parties prenantes.

Or, l’autorité sévère dont a fait preuve le ministère a fini dans une impasse, tout comme les menaces de sanction, son immobilisme durant trois mois. Il aura fallu que le chef de l’exécutif, Aziz Akhannouch, excédé par la situation ne s’empare du dossier.

La méthode Benmoussa a montré très vite ses limites. L’homme n’est pas réputé pour son esprit rassembleur, ni d’être un fin connaisseur de l’éducation nationale. Le Royaume a plutôt assisté à une division des forces vives syndicales de l’école, et à une sorte de victimisation crispée du ministère qui a pondu des communiqués houspillant les grévistes, et promettant le chaos scolaire si «sa» réforme ne passait pas pour sauver les meubles.

Finalement, la FNE est revenue en décembre à la table des négociations, apaisant ainsi une bonne partie des coordinations régionales qui lui sont affiliées. Quelques brebis égarées ont rejeté la dernière mouture de l’accord et ont demandé le maintien de la grève, mais tout semble vouloir rentrer dans l’ordre à partir de demain, lundi 15 janvier. Les dernières coordinations récalcitrantes ont à leur tour appelé, il y a trois jours, à la fin du conflit.

Cette réforme douloureuse a tout cédé aux doléances des grévistes. De l’aveu du ministère «toutes les revendications ont été accordées», sonnant comme une défaite personnelle silencieuse.

2023 restera comme l’année de l’éducation nationale, mais pas pour ses lauriers.

Par Karim Serraj
Le 14/01/2024 à 11h01