La modernisation du système hospitalier face à l’équation de la soutenabilité

Le Maroc a engagé la réhabilitation de 83 hôpitaux, soit 8.700 lits, à moderniser d’ici 2028.

En deux décennies, l’effort d’investissement consenti dans la santé publique a profondément remodelé la carte sanitaire du Maroc. Si les dépenses sont restées limitées à environ 5% du PIB entre 2018 et 2020, elles ont accompagné un cycle soutenu de construction et de modernisation d’infrastructures hospitalières. Pourtant, le nombre de lits publics demeure inférieur à la moyenne mondiale, avec seulement 0,9 lit pour 1.000 habitants, tandis que les ménages continuent de supporter près de 60% des dépenses de santé en 2022.

Le 21/11/2025 à 14h16

Sous l’effet combiné de la généralisation de l’Assurance maladie obligatoire (AMO), de l’ajustement des politiques sanitaires et de l’accélération des chantiers hospitaliers, la trajectoire financière du secteur a pris un développement fulgurant. Entre 2021 et 2025, le budget du ministère de la Santé a bondi de 19,7 à 32,6 milliards de dirhams, soit une hausse de 65%. L’État s’est engagé dans un programme massif par la construction de nouveaux CHU, de la rénovation d’hôpitaux, de l’équipements médico-techniques de pointe et montée en charge des ressources humaines.

Cette dynamique marque un tournant, mais pose une série de défis structurels majeurs notamment la soutenabilité budgétaire, la gouvernance régionale, l’articulation public-privé, la territorialisation de l’offre de soins, la formation et l’allocation des ressources humaines. Autant de questions que Larabi Jaïdi, Senior Fellow au Policy Center for the New South et professeur affilié à l’Université Mohammed VI Polytechnique, analyse comme les véritables pierres angulaires du nouveau modèle sanitaire.

L’effort public a été particulièrement visible dans l’expansion des infrastructures hospitalières. Entre 2008 et 2016, 14 hôpitaux provinciaux ont été mis en service, ajoutant 1.880 lits, auxquels s’est ajouté le CHU d’Oujda et ses 560 lits, selon Vitavox Institute, repris par . Le réseau public a alors atteint 137 hôpitaux en 2016 contre 112 en 2001.

À partir de 2017, l’État a engagé un second cycle, plus stratégique: il ne s’agissait plus seulement d’augmenter l’offre, mais de réduire la concentration historique des CHU dans quatre pôles — Rabat, Casablanca, Fès et Marrakech — en dotant chaque région d’un centre universitaire de référence. Les CHU Mohammed VI de Tanger (797 lits pour 2,4 MMDH, financés par le budget de l’État et le Fonds qatari) et d’Agadir (867 lits pour près de 3 MMDH), ainsi que le nouveau complexe hospitalo-universitaire de Rabat inauguré en 2025 (600 lits extensibles à 1.000), constituent les symboles les plus visibles d’une stratégie de «troisième génération», assortie d’équipements technologiques de pointe: robot chirurgical, imagerie avancée, systèmes de pharmacie automatisée.

Ainsi, entre 2022 et 2025 seulement, 22 projets d’hôpitaux régionaux ou provinciaux ont été livrés, ajoutant 2 433 lits à l’offre de base. L’investissement public en santé a atteint 9 MMDH en 2022 et devrait culminer à 14,5 MMDH, soit un niveau historiquement inédit.

Quid des enjeux financiers de la réhabilitation du capital hospitalier?

La croissance des infrastructures ne s’est pas accompagnée d’une inertie dans la modernisation du parc existant. Le Maroc a engagé la réhabilitation de 83 hôpitaux, soit 8.700 lits, à moderniser d’ici 2028. À cela s’ajoute le programme de remise à niveau des grands CHU (Casablanca, Rabat, Fès, Marrakech, Oujda) doté de 1,7 MMDH.

Le projet emblématique demeure toutefois la reconstruction totale de l’hôpital Ibn Sina à Rabat, mobilisant près de 6 MMDH, grâce à un montage financier innovant par un mécanisme de lease-back adossé à la Caisse marocaine de retraite.

«La crise de la Covid-19 a rappelé avec brutalité l’importance d’un système hospitalier performant et équitable», observe Larabi Jaïdi. Pour lui, cette séquence a servi de catalyseur à une transformation déjà amorcée, mais freinée par des années de sous-investissement.

Face à ce cycle d’expansion, Larabi Jaïdi rappelle que la question centrale ne relève pas uniquement de l’investissement initial mais de sa maintenance dans le temps. Selon lui, «la maintenance à long terme repose sur une approche stratégique combinant prévention et correction pour garantir la fiabilité et la sécurité des équipements». Il insiste sur la nécessité de programmes de maintenance préventive basés sur la criticité des équipements, la formation du personnel et l’intégration de technologies de maintenance prédictive.

L’économie hospitalière marocaine souffre depuis longtemps d’un déficit de maintenance: équipements obsolètes, salles d’opération sous-utilisées, temps d’arrêt élevés des appareils lourds (IRM, scanners), absence de budgets récurrents dédiés. Pour Larabi Jaïdi, l’intégration de ces coûts dans les trajectoires financières est indispensable: «C’est par la maintenance que l’on garantit la longévité des investissements et la sécurité des soins».

La rentabilité économique plutôt que financière, comme boussole

Un autre point souligné par l’économiste concerne l’évaluation des investissements hospitaliers. «Le secteur de la santé n’est pas un secteur où l’on peut attendre une rentabilité financière élevée. Les rendements les plus importants sont économiques et sociaux», affirme-t-il.

Les retombées en productivité, en réduction des pertes de bien-être liées à la maladie, en amélioration du capital humain, dépassent largement le calcul strict de rentabilité d’un hôpital. L’analyse doit conjuguer bénéfices sociaux, gains de productivité, allègement des dépenses futures et réduction des inégalités d’accès.

Les établissements hospitaliers ont toutefois besoin de stabilité financière. Jaïdi rappelle que la soutenabilité d’un CHU ou d’un hôpital provincial dépend de la trajectoire d’endettement, de la capacité d’autofinancement et de la progression de la marge brute. «La capacité des établissements à maintenir un équilibre financier est déterminante pour pérenniser l’effort d’investissement», insiste-t-il.

Pour Larabi Jaïdi, la gouvernance constitue la pièce manquante du puzzle. Le Maroc a longtemps maintenu une gouvernance centralisée, où les acteurs locaux bénéficient d’une autonomie limitée.

«La gouvernance actuelle ne responsabilise pas les acteurs, n’incite pas à la qualité et ne permet pas de faire du public et du privé deux forces complémentaires», analyse-t-il.

La gouvernance du système reste verticalisée: décisions d’investissement, allocation des ressources humaines, gestion budgétaire et suivi des performances demeurent largement centralisés. Une réforme profonde s’impose pour articuler contrôle national et autonomie régionale.

L’économiste plaide pour un basculement vers un modèle de gouvernance systémique, fondé sur une plus grande autonomie des hôpitaux, un pilotage territorial renforcé, une responsabilisation accrue des acteurs, une coordination public-privé plus fluide, une tarification réformée et effectivement appliquée, ainsi qu’un système de facturation robuste, condition nécessaire à la viabilité financière.

Un modèle de santé systémique plutôt qu’un modèle d’offre

L’une des contributions majeures de Larabi Jaïdi à l’analyse du système de santé marocain consiste à déplacer le débat. Pour lui, la dynamique actuelle ne peut être interprétée comme un simple accroissement de l’offre hospitalière ou une succession de chantiers. «Le modèle marocain ne peut se réduire à la construction d’infrastructures», insiste-t-il. Le système doit être appréhendé comme un ensemble organique, où la demande, l’offre, la gouvernance, les ressources humaines et le financement interagissent et se conditionnent mutuellement.

Cette vision systémique s’oppose aux approches sectorielles du passé, qui privilégiaient la réponse ponctuelle à des déficits matériels — un hôpital ici, un service d’urgence là — sans articulation avec les besoins, les flux de patients, les parcours de soins ou la capacité réelle de prise en charge. Selon Jaïdi, «l’infrastructure n’est qu’un levier; elle ne devient efficace que si elle est intégrée dans une architecture cohérente».

Ainsi, la construction de nouveaux CHU ou la réhabilitation de centres provinciaux ne suffira pas si elle n’est pas accompagnée d’un ajustement profond des effectifs médicaux, des outils de régulation, des systèmes d’information et de la gouvernance territoriale.

Face à tous ces défis, l’accélération de la couverture sanitaire universelle (CSU) constitue, quant à elle, un tournant majeur dans l’histoire de la santé au Maroc. Elle élargit la demande de soins à des segments jusque-là marginaux — populations vulnérables, travailleurs indépendants, agriculteurs — et augmente mécaniquement la pression sur le système hospitalier. Tout élargissement de la couverture d’assurance induit une hausse de la consommation de soins: nouveaux diagnostics, traitements retardés, prise en charge de maladies chroniques, recours accru aux services spécialisés.

Or, cette demande additionnelle implique une transformation profonde des capacités d’accueil et des ressources humaines. Le Maroc demeure bien en deçà des densités recommandées par l’OMS, tant pour les médecins que pour les infirmiers. Les ratios actuels traduisent une pénurie qui limite la montée en charge des nouveaux hôpitaux et crée des goulots d’étranglement, notamment dans les régions rurales ou semi-urbaines.

La CSU agit donc comme un révélateur des faiblesses du système, mais aussi comme un catalyseur de réformes. Elle oblige à repenser le modèle de santé global, de la formation médicale à la gestion hospitalière, en passant par la répartition territoriale et la performance des établissements.

Nécessité d’une réforme de fond pour les ressources humaines

La pénurie de médecins et de personnel infirmier n’est pas simplement une question de nombre: c’est un problème structurel. Le Royaume souffre d’une double contrainte: un faible volume annuel de nouveaux professionnels et une distribution territoriale largement inégale. Les zones rurales et enclavées restent sous-dotées, tandis que les grandes métropoles concentrent la majorité des spécialistes.

Pour Jaïdi, il faut rompre avec les «logiques d’affectation traditionnelles» qui distribuent les professionnels selon des schémas administratifs rigides, sans tenir compte des besoins réels des territoires. Les incitations financières, l’amélioration des conditions de travail, la valorisation de la carrière publique, l’accès à la formation continue ou encore la mise en place de contrats territoriaux de santé constituent autant de leviers indispensables.

La montée en puissance des instituts de formation paramédicale et des facultés de médecine, l’ouverture de filières privées et l’augmentation du numerus médical représentent des signaux encourageants. Mais pour l’économiste, ils demeurent insuffisants s’ils ne s’accompagnent pas d’un schéma territorial de répartition, d’une gouvernance incitative et de mécanismes formels de suivi.

Dans une approche systémique, l’équilibre entre infrastructures et demande des ménages ne peut se réduire à des ajustements quantitatifs. La clé réside dans la structuration des parcours de soins: le patient doit être orienté selon des filières cohérentes, évitant la saturation des hôpitaux de niveau tertiaire pour des besoins relevant de la médecine générale ou des soins primaires.

Le Maroc souffre encore d’un «effet d’embouteillage» des CHU, où les patients se rendent faute d’alternatives locales ou de dispositifs de coordination. Une planification systémique impose de renforcer les soins de proximité, de clarifier les rôles entre niveaux de soins et de doter les régions d’outils d’évaluation régulière des besoins.

La gouvernance territoriale comme ciment du modèle

Dans cette perspective, la gouvernance constitue l’élément structurant. Sans gouvernance territoriale solide, les investissements risquent de demeurer sous-utilisés, mal coordonnés ou inéquitablement répartis. Un système de santé systémique repose sur la responsabilité locale, la coordination intersectorielle, l’autonomie hospitalière et une régulation transparente.

À côté de ces facteurs, l’expansion des CHU régionaux, tout comme les programmes de rénovation, ne suffisent pas à garantir une véritable territorialisation des soins. Le Royaume reste marqué par de fortes disparités: concentration des spécialistes dans les métropoles, désertification médicale en zones rurales, difficultés de transport vers les structures secondaires et tertiaires.

«Une nouvelle planification doit rompre avec les pratiques centralisées et être adossée à une déconcentration réelle», insiste Jaïdi. Cela suppose que les régions disposent de compétences élargies, d’outils d’anticipation, et d’une capacité d’ajustement dynamique de l’offre.

Et face à une promesse d’un tournant structurel, les Groupements sanitaires territoriaux (GST) sont créés pour incarner la nouvelle architecture sanitaire, les GST doivent permettre une véritable régionalisation de la santé. Ils constituent un cadre de coordination entre établissements, outils de mutualisation des ressources, espaces de pilotage de la formation et soutien à la recherche.

Leur réussite dépendra toutefois de la capacité à articuler moyens financiers, gouvernance régionale et coordination verticale avec l’État. «Le GST peut devenir le bras armé de la territorialisation, à condition qu’il soit doté d’une autonomie réelle et d’un cadre de responsabilité clair», analyse Jaïdi.

Vers un nouveau modèle marocain de santé

Le Maroc aborde une phase décisive de transformation sanitaire. Après des décennies de sous-investissement et de déséquilibres territoriaux persistants, le Royaume a enclenché un cycle inédit de modernisation: construction de nouveaux CHU régionaux, rénovation d’hôpitaux provinciaux, acquisitions d’équipements médicaux lourds, refonte du financement et généralisation progressive de la couverture médicale. Cet ensemble, inédit par son ampleur, a ouvert la voie à un repositionnement stratégique de la santé publique dans les politiques nationales.

Les choix budgétaires traduisent cette inflexion: le budget du ministère de la Santé a augmenté de plus de 65% entre 2021 et 2025, tandis que les dépenses d’investissement atteignent des niveaux record. Pour la première fois, la planification hospitalière, la gouvernance territoriale et la formation des ressources humaines sont appréhendées comme les piliers d’un véritable modèle de santé plutôt que comme des chantiers techniques isolés.

Ce nouveau cycle donne l’image d’un secteur en pleine mutation, mais soulève simultanément des interrogations structurelles: comment assurer la soutenabilité financière de ce capital hospitalier? Comment aligner les nouveaux équipements avec des circuits de maintenance crédibles? Comment garantir la montée en compétences des professionnels de santé? Et surtout, comment faire en sorte que l’ensemble du pays — urbain, rural et périurbain — bénéficie équitablement de ces avancées?

Malgré les progrès visibles, plusieurs vulnérabilités pèsent encore lourdement sur la trajectoire sanitaire du Royaume avec une soutenabilité financière qui constitue une première zone de tension.

Le volume d’investissement public reste exceptionnel, mais sa pérennité dépendra de la capacité à maîtriser l’endettement hospitalier, à renforcer l’autofinancement des établissements et à intégrer durablement les coûts de maintenance. Or, comme le souligne Larabi Jaïdi, la maintenance demeure souvent «le maillon faible», alors qu’elle conditionne la durée de vie des équipements et la qualité de service.

L’enjeu n’est pas seulement budgétaire: il touche à la planification financière, à la gouvernance interne des hôpitaux et à la discipline managériale.

Toutefois, la régionalisation avancée devrait transformer la gestion sanitaire, mais les outils existants restent insuffisamment opérationnels. Les décisions demeurent très centralisées, les régions manquent d’autonomie et les mécanismes d’évaluation restent embryonnaires. Cette architecture engendre des incohérences: capacités hospitalières excédentaires dans certains centres urbains, insuffisances critiques dans les zones rurales, manque de coordination entre niveaux de soins.

Une articulation public-privé encore imparfaite

Le secteur privé représente près de 90% des équipements lourds et plus de 50% des actes médicaux spécialisés, mais son intégration dans la planification nationale reste faible. Faute de régulation efficace, les complémentarités potentielles se transforment parfois en doublons ou en concurrence inefficiente.

Pour Jaïdi, la question n’est pas de substituer le public au privé mais «d’intégrer les deux sphères dans une stratégie commune, fondée sur la qualité, la transparence tarifaire et l’efficience collective».

Le déficit en médecins, infirmiers et spécialistes demeure structurel. Le Maroc a encore quelques paliers à franchir pour atteindre les standards internationaux, malgré l’ouverture de nouvelles facultés et la réforme des curricula médicaux. La distribution territoriale, elle, demeure profondément complexe: les CHU attirent l’essentiel des compétences, laissant des régions entières sous-dotées.

L’enjeu dépasse donc la formation: il concerne l’attractivité, les incitations, le statut des professionnels et la qualité des carrières.

En filigrane, c’est la culture managériale du système de santé qui doit évoluer. Les mécanismes d’évaluation, de reporting, d’objectifs mesurables et de contractualisation restent à l’état embryonnaire. La performance n’est pas encore une exigence systémique, alors qu’elle conditionne la durabilité de l’effort d’investissement.

Selon Larabi Jaïdi, une réforme sanitaire ne peut réussir «sans une régulation intelligente, fondée sur la responsabilisation, la transparence et l’évaluation continue». La santé ne peut plus être envisagée comme un secteur administratif mais comme «un pilier du développement et un levier de justice sociale».

Le Maroc détient désormais les bases matérielles d’un système sanitaire renouvelé. La prochaine étape consistera à articuler investissements, gouvernance, ressources humaines et régulation dans un modèle cohérent. C’est à cette intersection que se jouera la réussite de la couverture sanitaire universelle, mais aussi la capacité du pays à transformer ces infrastructures en véritable capital humain.

Selon Jaïdi, l’enjeu est clair car il faudra nécessairement «consolider un système capable d’offrir des soins équitables, soutenables et performants, dans toutes les régions du Royaume».

Un objectif ambitieux, mais désormais à portée.

Par Mouhamet Ndiongue
Le 21/11/2025 à 14h16