Vous connaissez sûrement ce phénomène qui, comme par le caprice d’un diablotin facétieux, vous met dans les mains sans l’avoir cherché, un livre qui semblait dormir dans la pile (un peu en équilibre) des ouvrages «à lire prochainement», livre dont la lecture s’impose alors à vous de toute urgence! C’est ce qui m’est arrivé tout récemment avec La Faute et le festin, de Driss Jaydane, sous-titré La diversité culturelle au risque de la culture, qui date de 2016 (Ed. La Croisée des Chemins, Coll. Essais sur fond blanc. 126p).
Le point de départ en est l’historique de la création d’une «association à but non lucratif », voici quelques années, avec des amis regroupés autour de Ahmed Ghayet; l’objectif, foncièrement anti-raciste, était de mettre en avant la particularité culturelle du Maroc, unique et multiple à la fois, et unique justement par sa pluralité. En cherchant à baptiser cette association, le nom de «Diversité Culturelle» s’était alors imposé à leur jeune enthousiasme. Il exprimait «le simple et beau projet d’une humanité faisant, entre les peuples qui la composent, dialoguer toutes les cultures. Et ce dans une harmonique du respect, de la beauté, de la transcendance.»
Or, quelques années plus tard, il fallait se rendre à l’évidence: cette notion de «diversité culturelle», partout répandue, ne correspondait pas au rêve initial et trahissait même l’engagement des membres du groupe. D. Jaydane l’oppose dès l’introduction à une autre notion, celle de Culture, au singulier, qui «se situe à une hauteur, une beauté, une essence, telle que l’idée de Diversité Culturelle ne les atteindra jamais». Pire encore, il se cacherait en réalité dans cette Diversité Culturelle un «dispositif cynique relevant de la perversion la plus totale».
Cette surprenante affirmation, qui peut nous paraître pour le moins excessive, l’auteur s’applique à la justifier en montrant d’abord à quel point la notion de Diversité Culturelle s’est facilement répandue dans tous les pays, et s’exprime dans des manifestations tant spectaculaires qu’académiques, réunissant des protagonistes que tout devrait opposer, politiquement et idéologiquement, sous l’égide du Bien de tous et sous le feu des projecteurs. La Diversité Culturelle vise à réunir les peuples, heureux de découvrir soudain leur propre diversité, avec des congratulations et des célébrations sans fin… Le consensus est d’autant plus facile à obtenir que l’expression même est une évidence, un pléonasme: les cultures sont nécessairement diverses, est-il besoin de l’affirmer? C’est «un idéal du déjà-là», rien n’y est à construire, la notion est insaisissable, elle ne recouvre aucun idéal, aucune valeur morale qui puisse être d’une quelconque utilité existentielle.
La notion de Diversité Culturelle aurait par ailleurs un « certificat de naissance, celui de la Création de l’Unesco : 16 novembre 1945 ». Sous l’égide des toutes nouvelles Nations Unies, une vingtaine d’Etats, très différents les uns des autres, proclament alors la Charte d’un ordre nouveau, d’une humanité meilleure, dans un idéal de paix et de prospérité, faisant table rase du passé : « Inquiétante étrangeté de cette naissance artificielle, fécondée par l’oubli». L’auteur met en garde: «Ainsi faut-il craindre comme la peste […] ces lois d’exception votées par quelques-uns parlant pour tous».
C’est à partir de cette petite phrase que des liens, d’abord flous, vont se dessiner dans mon esprit avec l’année 2020… Dans les derniers chapitres surtout, ils vont vraiment m’apparaître avec une prophétique pertinence…
Mais, précise D. Jaydane, ceci n’est que le commencement, mais non l’Origine de cette Diversité Culturelle. Car l’Origine, selon lui, est à chercher un peu avant dans l’Histoire. Il faut la chercher dans le plus grand Meurtre de l’histoire de l’humanité, qui a nom « la Solution Finale », élaborée sciemment, méthodiquement, par les Nazis, avec des tâches hiérarchisées acceptées comme un Devoir sacré par tous ceux dont la morale avait été remplacée par une aveugle fidélité au Führer, dans le but clairement déclaré d’effacer le peuple juif de la surface de la terre, peuple jugé indésirable et inférieur. Cet «essai d’ingénierie sociale» n’a été rendu possible que «par la Modernité et elle seule». Au pays de Kant, le philosophe de la pure Raison, pour qui chaque homme possède en lui l’instance «qui permet de faire, de lui-même, la différence entre le Bien et le Mal», dans ce même pays, «la Raison a définitivement failli, […] totalement désaxée, contaminée, ou contaminatrice». Ainsi, depuis lors, affirme l’auteur, il n’est plus possible de philosopher, ni après les Camps de concentration, ni après les Colonies. Et finalement, que reste-t-il «de ce grand et beau idéal, conçu et voulu pour le monde», qui s’était élaboré dans les Lumières de la Raison des siècles précédents? Pire encore, «que reste-t-il d’un Occident dont le rêve n’est plus rien d’autre que ce qui s’est avéré n’être au fond que le cauchemar de tant de millions d’autres, jugés –mesures et études à l’appui – tellement moins humains que l’Homme des Lumières.»
En définitive, c’est le mot même de Modernité, ce rêve « devenu l’équivalent de ce qui aura rendu possible l’émergence du Mal Radical » qui se voit désormais banni, avec pour conséquence « la mort du Progrès » : et voilà « probablement le deuil le plus lourd que l’Occident eut à porter ». Le réquisitoire est terrible, tout désigne l’impardonnable coupable, cet Occident soi-disant des Lumières, qui a bâti sa puissance sur l’exploitation des peuples qu’il prétendait civiliser, mais qu’il a assassinés, alors même qu’il avait rédigé les Droits de l’Homme !
Or, dans un magistral tour de passe-passe, c’est précisément «en ce moment de deuil que va s’entrevoir la possibilité d’une forme de rédemption […] dont l’Occident, coupable et fort, rédigera le contrat et fixera les termes. Ce contrat, ce programme, mais aussi cette nécessité se combineront, fusionneront, pour porter le nom de Postmoderne.» Le coupable s’est donc décerné un total Non-lieu après avoir instruit son propre procès!
Exit alors la notion d’Universalisme, trop difficile à honorer désormais. Le Postmoderne redéfinit les règles dans tous les domaines, y compris le culturel, et instaure «une ère nouvelle, celle du spécifique. […] Ainsi, par le spécifique, toutes les cultures sont, de fait et de droit, des cultures à part entière», échappant au vieux critère de la Raison, ce pilier désuet de la Modernité. Cette dernière, coupable donc de tous les maux de l’Histoire depuis le XVe siècle, est condamnée à exhumer tous ses ossements et mettre au jour toutes les archives des horreurs passées, dans une larmoyante contrition.
Mais rapidement, la page se tourne, on range les cadavres, on invoque l’Oubli.
Car désormais, dans ces décennies dites glorieuses, le temps est aux réjouissances: «Celles de toutes ces cultures, enfin sorties de leur oubli, elles qui ne demandent qu’à refaire un monde sans mort. De partager un joli monde parfait », un véritable Meilleur des Mondes! Place à un concept nouveau : celui de Pluralisme esthétique, «cette nouvelle religiosité de l’équivalence, que l’idéologie libérale saura transformer en une gestion fructueuse des altérités». Fructueux, en effet, le commerce des altérités, l’exotisme consommable sous mille formes monnayables, musiques, cuisines, folklores, dans l’apologie de la Différence. L’heure est au Festin, dans «une formidable fusion morale et marchande» comme le libéralisme en a le secret !
C’est ainsi que naît, « des horribles noces de la Faute et du Festin » un enfant monstrueux, un rejeton du Mal, qui n’est autre que la fameuse Diversité Culturelle.
Fragile «Pax Differencia», que les aléas et désenchantements sociaux et économiques des années de crise viennent vite ébranler! Loin de l’entente factice des Cultures diverses, voici la réalité du quotidien qui change les regards faussement bienveillants, curieux surtout, toujours superficiels, sur l’Autre, qui n’a jamais vraiment été compris ni aimé pour ce qu’il est. Soudain, la présence de l’Autre, d’une autre couleur de peau, d’une autre religion, cet Autre venu tenter sa chance de grappiller un peu de l’abondance occidentale en échappant à la misère de son pays (entretenue par ces mêmes élites mondiales qui décorent leurs luxueux intérieurs de masques africains...!), cet Autre donc devient encombrant, voire insupportable, et on le charge des maux qu’il n’a pas provoqués. «Le démon du racisme, de l’antisémitisme, de la xénophobie du rejet violent» s’abat sur ces étrangers dont on avait pourtant célébré la belle Diversité Culturelle, car «ils n’avaient toujours été que par trop différents». «Différence et Haine. Couple inséparable et maudit des temps noirs», qui s’exprime d’autant mieux que la «Technologie-Monde» lui ouvre toutes les portes de l’expression virtuelle. Ces vieux démons réveillés s’y épanouissent en toute impunité, fascisme, nazisme, nihilisme triomphants.
Faillite éclatante de la Diversité Culturelle! Finalement, à trop «essentialiser les cultures, elle les aura éloignées les unes des autres» sans chercher ce qui au contraire pourrait les lier entre elles. C’est pourquoi D. Jaydane décide résolument de la remplacer désormais par «la seule chose qui puisse créer du lien, du sens, de la vie. Elle porte le nom de Culture.»
Pour comprendre ce qu’est la Culture, il faut partir de la «scène première de la condition humaine», soit la Séparation. Les mythes nous le disent: nous ne somme pas de ce Monde! Alors, afin de combler cette étrangeté essentielle, il est nécessaire de toujours produire du sens, «par un travail de création qui est le propre de l’Homme». Une crise de sens équivaut à une crise culturelle, ontologique, à «une perte d’Humanité». Inversement, toute œuvre vise à «combler le vide entre le Monde et soi, […] faisant de Lui, de Nous, de Moi, cet Etre unique, probablement singulier et sacré car il éprouve la Vie et le dit, sait partager sa condition, parvient à transformer son épreuve. Pour lui, avec les autres».
Définition d’un humanisme total, cette Culture permet seule de répondre aux questions du Commencement et de la Fin. «A ce titre, on dira ici que la Religion, la Philosophie, l’Art doivent être considérés comme les premières matrices de production de sens». Il va sans dire que l’auteur voit d’un œil critique toute production qui ne serait pas sous-tendue par la recherche authentique de sens.
Est Culture, le génie humain de la Perduration. Par la Culture, l’humain ne cesse de conjurer sa Vulnérabilité et sa Mortalité, inhérentes à sa condition. Dès lors, tout geste, toute parole, visant à la préservation de l’Humain dans sa précieuse singularité, est Culture. En d’autres termes, la Culture est geste et parole de Vie dans la poursuite du Sens. Et c’est cela qui lie fondamentalement les Hommes les uns aux autres dans leur commune condition de vulnérabilité et de mortalité. La Culture s’appuie donc nécessairement sur ces « deux vivants piliers » que sont le Sens, et la Vie. Cette Culture-là dépasse les notions temporelles et géographiques, l’humain restant de tout temps et en tout lieu confronté à la même quête. Les cultures plurielles, dans leur infinie diversité, ne sont que des variantes passionnantes de ces mêmes fondamentaux, dont le grand livre resterait à écrire, si cela était encore possible.
Alors, en tant qu’il méprise et nie la Vie, qu’il la prive volontairement de Sens, qu’il tourne la souffrance et la mort en dérision, le Nihilisme Transcendantal est donc l’ennemi ontologique de la Culture, le Mal absolu. Aucune culture ne peut se bâtir sur sa négation même! Or le Nihilisme est éminemment rusé!
Ici, j’arrêterai de résumer la pensée de D. Jaydane, car je me suis trouvée brusquement ramenée à l’actualité à laquelle le monde entier est confronté en cette année 2020. Je vais simplement relever quelques passages qui m’ont particulièrement percutée par leur exacte concordance avec ce que nous vivons, mettant notre quotidien sous un éclairage nouveau:
-Vulnérabilité évidente, et largement visible, de millions d’Humains pris dans l’enfer d’une nouvelle géopolitique du désastre [celle des « grands systèmes déshumanisants »] qui, littéralement, [jette] des Humains, par millions, hors de la vie. Soit dans la mort ou dans la plus insupportable des précarités. (94)
-Vulnérable, aussi, l’Humain, face à ce qu’on pourrait appeler […] non pas les Institutions humiliantes, mais … (94)
-Nous sommes, nous les Hommes, les seuls à enterrer nos Morts. Ainsi peut-on dire […] que la Culture, d’une certaine manière, naît aussi au moment où l’Homme invente la sépulture. (96)
-Les anciens […] particulièrement les Pères et les Mères, requièrent respect et honneur. Pour ce qu’ils ont donné et légué. (103)
-Siècle au fond « diabolique », au sens où le Diable est celui qui sème la confusion, excelle dans le mélange des genres ; […] qui aura rendu possibles tant de discours, qui les aura permis doubles ou triples. (118)
-…une sorte de Raison médiatique […], une Raison cynique qui, inventant une manière purement informative, de compter les morts sans jamais les dénommer, permet qu’ils n’aient jamais de visages, les traite en masse, en vrac… (120)
-Ainsi un maître d’existence ne gouverne-t-il plus la Cité sinon le troupeau erratique lui-même, nuée d’esprits perdus ne sachant plus à quelle vérité se vouer, incapables de se diriger… (120)
-Refuser que nous soit interdite une Ethique du Monde, de l’Homme, refuser le traitement fait par les médias, complices de ce Nihilisme, de cette banalisation de la Mort, relevant des calculs. (123)
-Opposer aux fausses mais si utiles raisons qu’il donne, ce Nihilisme, la vraie et seule « science de la condition humaine » que la Culture pourrait bien être ! (123)
-Et donc voués à aller les uns vers les autres, en cherchant un Sens en ce Monde… N’est-ce pas dans ce but unique que nous avons inventé la Langue, l’Art, fabriqué les Traditions, les Religions… (124)
Est-il besoin de commenter ces citations? N’a-t-on pas vu la ruse du Nihilisme triomphant à son apogée, lorsqu’il a prescrit, au nom même de la préservation de l’humain et soi-disant pour contrer sa Précarité, tout un arsenal de lois plus liberticides les unes que les autres? N’a-t-on pas vu, contrairement à toutes les règles de la Vie en société, tout le monde, sains ou malades, enfermés sous surveillance et sous menace? Au nom d’une épidémie (de loin inférieure en mortalité à une épidémie de peste ou à d’autres épidémies passées) dont se sont emparés les «grands systèmes déshumanisants» - et humiliants- d’une seule voix, n’avons-nous pas vu comptabiliser les morts anonymes, comme une rengaine interminable distillée quotidiennement par les Médias complices? N’a-t-on pas entendu mille discours et leur contraire, qui ont semé le désarroi, voire la panique et le chaos dans les esprits?
N’a-t-on pas laissé mourir les Anciens dans la solitude, sans soins, et n’a-t-on pas privé les familles de leur rendre les derniers hommages, ce geste le plus élémentaire de civilisation? N’a-t-on pas eu de cesse de supprimer les contacts et les signes d’humanité que sont les sourires, les poignées de mains, le lien social en somme ? En obligeant tout le monde à se masquer, sans même que soit prouvée l’utilité médicale réelle de ce geste, ne les a-t-on pas muselés tant concrètement que symboliquement? Et les enfants qu’on tient éloignés les uns des autres, qu’on a privés de la sociabilisation de l’école et des jeux, quelles séquelles en garderont-ils? N’a-t-on pas aussi provoqué la méfiance, la séparation, l’hostilité entre porteurs et non porteurs de masques?
Les lieux de culte, les lieux où se manifeste l’Art sous toutes ses formes, les lieux de convivialité en général, n’ont-ils pas tous été fermés, tant la Culture est redoutable à nos Maîtres? Et comment s’exprimer quand tout est fait pour interdire les échanges vrais et les limiter aux plates-formes d’internet, d’ailleurs contrôlées par la censure?
Les conséquences à long terme, psychologiques, voire psychiatriques, mais aussi économiques, de l’isolement prolongé, de l’enfermement généralisé, ne sont-elles pas bien plus graves que ne l’était l’épidémie elle-même? Ne voyons-nous pas dès à présent, à cause de cette «nouvelle géopolitique du désastre» si bien orchestrée, des masses jetées dans la précarité, dont les dirigeants pourront ensuite disposer à leur guise avec le cynisme caractéristique du Nihilisme vainqueur? J’arrête là mon énumération, mais il serait facile de la poursuivre…
Alors, plus que jamais, battons-nous, pour que ne meure pas la belle, la véritable Culture, celle qui fait Sens et nous unit dans notre humanité, et qui célèbre malgré tout, la Vie.
Casablanca, 25 juillet 2020




