Il était une fois une belle histoire de mécénat, entre Jean-Claude Bouveur, PDG de la société Delattre Levivier Maroc, géant de la construction métallique, et l’artiste sculpteur Sahbti Chtioui. En soutien à l’artiste, ce grand admirateur lui offre un atelier au sein de son usine, puis dès 2014, un contrat de bail est signé en son nom, moyennant un loyer symbolique. A Tit Mellil, où s’est implanté le nouveau site de Delattre, Sahbi Chtioui bénéficie d’un atelier de près de 800 m². Ici, il peut s’adonner en toute quiétude à son art et entreposer ses précieuses sculptures.
Mais il y a deux ans, la belle histoire se complique. Placée en liquidation judiciaire en 2023, Delattre Levivier est démantelée. L’usine se vide de ses occupants, à l’exception de Sahbi Chtioui, dont l’atelier se situe au centre du site. «Je suis au milieu, je suis le seul survivant», résume l’artiste qui se compare à «un cœur battant au milieu d’un cadavre». Victime collatérale de cette faillite, il en subit de plein fouet le contrecoup, impuissant.
Privé d’eau et d’électricité, Sahbi Chtioui ne peut plus créer
Si malgré la fermeture du site, celui-ci peut tout de même accéder à son atelier, grâce au contrat de bail dont il dispose, il se retrouve toutefois privé d’eau et d’électricité, le site qui en bénéficiait étant en litige. Privé de ces deux ressources nécessaires à la pratique de son art, le sculpteur fait dans un premier temps contre fortune bon cœur, et décide alors de pallier à ce manque en investissant dans un groupe électrogène et en s’approvisionnant en eau potable.
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Dès lors, adieu le calme au sein duquel il puisait l’inspiration et la créativité. Son pire ennemi devient le vacarme d’un moteur qui rugit une partie de la journée et tombe en panne l’autre moitié du temps. En plein processus de création, le moteur s’arrête, le creuset où fond le bronze se refroidit et éclate. «Chaque coulée est un risque», se lamente le sculpteur qui voit sa précieuse matière première littéralement gâchée et l’œuvre d’art à laquelle il donnait naissance mourir sous ses yeux, sans compter la perte financière que chaque coupure d’électricité représente.
Sous la contrainte, la pratique de son art se modifie, s’étiole au point qu’il n’a plus eu recours à la technique de cire perdue depuis deux ans, en raison de l’instabilité de l’installation électrique. Il lui faut alors tourner le dos à la création, abandonner sa sculpture naissante pour s’occuper de la mécanique d’un moteur capricieux et dépendre de l’agenda d’un mécanicien. «Au XXIème siècle, un artiste qui doit gérer ça, ça n’existe pas», déplore Sahbi Chtioui, qui vit cette situation depuis deux ans. «Je vivote pour garder mes œuvres près de moi, mais je n’arrive plus à créer. Moralement, je suis au plus mal», confie-t-il, désespéré.
Déjà, Sahbti Chtioui entrevoit un avenir qui s’assombrit. «L’usine se vide, bientôt il y aura un terrain vague autour de moi, et je risque d’être volé», redoute-t-il. Pour se protéger, il faudrait des caméras, mais comment les faire fonctionner sans électricité? Partir ailleurs? Il n’en a pas les moyens car il lui faudrait trouver une surface aussi grande, de près de 800 m² de surface, afin d’y installer des espaces dédiés à la fonderie, l’usinage et le stockage. A moins que celui-ci ne soit dédommagé en vertu de son contrat de bail pour pouvoir acquérir un tel endroit, il lui est impossible d’envisager de déménager.
De l’importance de soutenir les artistes
Plus le temps passe, plus ses espoirs s’amenuisent. Sahbi Chtioui, cet immense artiste qui a tant fait pour l’art au Maroc, tombe peu à peu dans l’abîme du doute et cède à la panique, deux redoutables ennemis de la création. «A quoi bon continuer? Pour qui? Pourquoi?», se torture-t-il, questionnant la poursuite de l’exercice de son art dans de telles conditions.
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Comment se peut-il qu’un artiste d’une telle ampleur, qui a consacré son amour et son art au Maroc, son pays d’adoption depuis 50 ans, dont les œuvres ornent l’espace public aux quatre coins du pays, se retrouve plongé dans un tel désarroi, sans aucune aide?
Aujourd’hui, les regards se tournent vers le ministère de la culture mais aussi le gouverneur et les autorités de la région. La solution est simple, rétablir l’eau et l’électricité dans son atelier dans un premier temps, l’aider à solutionner le problème de son atelier dans un second temps. Pour Sahbi Chtioui, l’espoir subsiste encore. «Un peu de bonheur peut effacer un grand malheur», résume-t-il en s’accrochant de toutes ses forces à un optimisme qui s’effrite à mesure que le maître sculpteur s’interroge: «Pour qui sonne le glas?»
Il était une fois une belle histoire de mécénat… Mais quelle tournure décidera-t-on de lui donner? Que sommes-nous prêts à faire pour aider nos artistes et pour la protection du patrimoine artistique national?