Voici une oeuvre à lire comme on voyage: sans carte, mais avec curiosité. Et c’est bien là sa force: elle refuse les frontières, les genres. Elle est un éclat de voix libres, une mosaïque où chaque lecteur trouvera son propre reflet.
«Patch-words II: L’amour en vers» est le second recueil de poèmes de Kaïsse Ben Yahia, soutenu par une belle préface de Kebir Mustapha Ammi. Il y dégage de la multitude des thèmes de toute espèce ce qui en est l’essence et détermine les raisons, sinon la genèse de ce florilège. Ce recueil déroute à première vue par son côté polyglotte. Trois langues s’y entremêlent sans hiérarchie, comme un reflet de la pluralité intérieure du poète. Chaque langue apporte sa musique: le français, la précision; l’anglais, le rythme; l’arabe, l’élégance et l’émotion retenue. Ces trois voix s’entrelacent sans se fondre, créent une dissonance harmonieuse.
Le poète annonce d’emblée la couleur: un patchwork de mots, de vers, de voix et surtout d’élans. L’amour, évoqué subtilement, est peut-être le seul fil ténu qui relie les pièces éparses de ce tressage poétique. Mais n’attendez pas un rendu cohérent au sens traditionnel. Ici, l’unité ne vient pas du thème ni de la forme, mais du geste même d’écrire une sorte d’odyssée linguistique où les mots voyagent entre les cultures, les mythes, les époques et les figures en miroir.
Dans ce kaléidoscope, Phalaris, le tyran sicilien au taureau d’airain, incarne la cruauté et la mémoire, mais aussi l’art comme instrument de torture (ou de libération). Jésus, dans une méditation bouleversante sur la souffrance et la rédemption, abordé sous un angle mystique et humain à la fois, questionnant le pardon dans un monde de grâce. Et il y a Machiavel, figure du pouvoir lucide et désenchanté qui dialogue avec notre époque, murmure des maximes cyniques, rôde en ombre froide, rappelant que la feinte et la dissimulation peuvent être une stratégie. Molière, quant à lui, apparaît comme un clin d’œil au théâtre de la condition humaine. Il clôt le tout par les trois coups, semble rire de l’hypocrisie humaine, car après le drame, il reste la comédie.
«Chaque poème est une tentative de faire vibrer une langue contre une autre, de faire parler l’histoire dans le présent, de faire résonner des voix au sein d’un même souffle.»
Kaïsse Ben Yahia nous invite à un Babel poétique, un patchwork où la variété fait sens. Est-ce un recueil d’amour? Oui, mais pas seulement: «الحب ليس لغة واحدة». Un manifeste? Un jeu? Une énigme? Peut-être les trois à la fois. Chaque poème est une tentative de faire vibrer une langue contre une autre, de faire parler l’histoire dans le présent, de faire résonner des voix au sein d’un même souffle, toujours avec tact et décence, en prônant l’attachement aux valeurs, l’amour filial: on célèbre l’enfant, on requiert la main protectrice de la mère sur soi puis, entraîné par l’émotion, on se rappelle au bon souvenir de Bouba, la grand-mère. Et d’abord cette évocation qu’on peut faire tourner en obsécration:
«Elle a fermé les yeux, pour voir la lumière
Le sourire serein, le cœur grand ouvert
Un dernier soupir comme adieu à l’air
Vêtue de silence pour quitter cette terre.» (p.114)
Cette strophe est à la fois douce et poignante, empreinte d’une grande tendresse. Elle évoque avec une délicatesse émotive le dernier instant de vie de la grand-mère du poète en lui conférant une dimension spirituelle. L’image paradoxale de «fermer les yeux pour voir la lumière» suggère que la mort n’est pas une fin brutale, mais une transition vers une forme de paix, une lumière intérieure, peut-être divine, perçue au-delà du monde visible. Le sourire serein et le cœur grand ouvert traduisent une acceptation pleine d’amour, comme si le départ se faisait sans peur, dans l’abandon confiant. Le «dernier soupir comme adieu à l’air» mêle la beauté du geste ultime au tragique de la séparation: c’est à la fois une libération et une rupture. Enfin, «vêtue de silence» est une métaphore bouleversante. Elle suggère que la grand-mère quitte le monde sans bruit, sans drame, enveloppée dans une dignité paisible. Le silence devient ici un vêtement de départ, une pudeur ultime, un adieu sans mots, mais rempli de sens.
Dans une large extension, nous pouvons envisager ce recueil -dans toutes ses ramifications- comme une mosaïque éclatée qui témoigne d’une redevabilité à des valeurs. Elle est vécue comme un devoir intérieur, une forme de gratitude ou une fidélité à une éducation comme à une tradition. Le lecteur aimera sans nul doute la sincérité puis l’audace tranquille avec laquelle le poète les suit et les découvre. L’éclat de son témoignage ouvre des portes qui mènent à un royaume où nous est révélée in fine la grandeur morale de celui qui, conscient de sa dette, agit et parle au nom de ce qui le dépasse. Lu comme il mérite de l’être, ce recueil devrait produire de l’effet, donner du plaisir, de la beauté, du sens, produire de l’apaisement et mériter l’estime publique.
«Patch-words II: L’amour en vers», de Kaïsse Ben Yahia. Préface de Kebir Mustapha Ammi. Sochepress Éditions, 2024, 180 p.