Billet littéraire KS. Ep. 62. «La Danse du paon», de Hanan El-Cheikh, ou la pantomime libanaise

L'écrivaine et journaliste libano-britannique Hanan El-Cheikh.

L’écrivaine libanaise Hanan El-Cheikh déploie dans son dernier roman traduit de l’arabe une saga douce-amère où l’exil devient une chorégraphie heurtée, faite de chagrins, de secrets et de désirs inassouvis. De Beyrouth aux banlieues françaises, de Dakar aux camps de migrants allemands, elle saisit la fragilité des identités métissées et la force obstinée d’aimer malgré tout.

Le 26/09/2025 à 09h59

«La Danse du paon», publié chez Sindbad/Actes Sud en octobre 2024 (traduction de l’arabe: Khaled Osman), suit le parcours de trois personnages confrontés aux épreuves de l’exil. Yasmine, mère courage exilée en France, tente de sortir son fils Naji de la spirale de la drogue, tandis que son neveu métis Rica, réfugié en Allemagne après une enfance en Afrique et au Liban, vient bouleverser leur équilibre familial. À travers ces destins croisés, Hanan El-Cheikh explore avec subtilité les conflits intimes et culturels qui traversent la famille arabe en diaspora.

Tous trois représentent des personnages désabusés et fantasques, qui vivent de désillusions, mais demeurent jusqu’au bout animés d’une passion sans borne pour la vie. Yasmine s’arrange pour «enchanter [ses] jours» après avoir quitté Beyrouth pour une cité-dortoir française. Elle incarne la diaspora libanaise, une femme qui a vécu la guerre, l’abandon, la trahison. Son mari l’a quittée pour une autre, elle décide de reconstruire sa vie — mais l’absence ne la quitte pas.

Elle apprend que son neveu Rica, fils d’un frère qui a épousé une femme sénégalaise, se trouve dans un centre de migrants en Allemagne. Elle part alors, avec Naji à ses côtés, pour aller le «sauver» — ou plus précisément, le faire venir en France, dans leur vie. La découverte du centre d’accueil glauque, où règne l’odeur fétide d’une humanité déclassée, symbolise la migration: «L’homme qui les avait amenés tourna les talons, non sans s’être assuré auprès de Rica que tout allait bien: “OK? – OK”, confirma Rica. Une odeur infecte s’échappait de lui, de plus en plus prégnante, elle gagnait les narines, et même les cheveux, de Yasmine. Cette pestilence la dissuadait de prendre Rica dans ses bras, néanmoins elle décida de surmonter son dégoût et le serra contre elle: “Où donc avais-tu disparu, mon chéri?”»

Dakar, Beyrouth, Allemagne, France: le roman voyage dans les géographies du déracinement. Rica, typiquement, paye le prix du racisme, du rejet, de l’exil intérieur. Il représente l’identité métisse et la jeunesse en exil: confronté au racisme de son entourage, il porte en lui le poids de souvenirs dispersés. Il affronte le jugement des autres. Même sa tante Yasmine ne peut s’empêcher de voir sa «différence»: «Rica cachait combien il était déçu de l’attitude de sa tante, qui, malgré le passage des ans, n’avait jamais varié dans sa façon de le percevoir: à ses yeux, il n’était qu’un type noir de peau et rien de plus, et elle le traitait de ‘grand diable’».

Naji, lui, est un jeune homme qui se cherche sans se trouver, écartelé entre l’héritage, l’errance et la musique — le rap. Il garde en mémoire l’Afrique de sa mère et le Liban de son père. Son identité «ballotée» crée un mélange culturel complexe qui donne au roman son titre métaphorique de danse du paon.

Famille, trahisons et résilience

La famille est conçue à la fois comme refuge et champ de tensions. L’arrivée de Rica réveille les obligations de solidarité. El-Cheikh montre cependant que la famille peut aussi être le lieu des trahisons et des grandes douleurs. Ainsi, Naji, qui vit aux crochets de sa mère, n’hésite pas à lui dérober de l’argent ou à nier ses dettes, creusant un fossé moral entre eux. Yasmine, de son côté, ment parfois par panique – sur la santé de Naji ou sur le passé de Rica – pour préserver ce fragile équilibre familial. Le récit souligne ainsi que l’amour filial et la culture du devoir ne suffisent pas à effacer les blessures intimes ni l’éclatement de l’identité provoquée par l’exil. Chaque personnage porte ses regrets et ses colères: la famille est à la fois cocon et champ de bataille émotionnel.

Pourtant, «La danse du paon» ne sombre pas dans le pessimisme. Malgré les crises, les trois personnages en apparence tentent de donner un sens à leur existence, à travers la création artistique, l’entraide et la beauté du monde. Le chant de Naji, même maladroit, anime la famille; Yasmine trouve parfois la force de rêver, portée par la chaleur du sud de la France qu’elle chérit. Rica, quant à lui, apporte son énergie et sa mémoire multiculturelle. Ensemble, par la musique, la conquête de l’art et un amour qui persiste malgré les doutes, ils se réinventent inlassablement. Ce roman, doux-amer, laisse entendre qu’il est possible de renaître de ses fractures personnelles – même quand «l’hydre du racisme» rôde autour d’eux. Trouveront-ils jamais un port d’attache? Pas si sûr, car «leur âme est triste comme la cendre sachant que les Blancs et puis les Noirs et puis les Jaunes et puis les Rouges qui sont venus vivre ici ont laissé leur cœur là-bas, dans leur pays, là où ils ont respiré l’oxygène des utérus de leurs mères».

La sexualité, thème audacieux dans le roman, est traitée sans tabou: les scènes érotiques ou les situations coquines (la liaison de Yasmine avec un homme marié, les ébats de Naji et Maggie) sont décrites librement. L’auteure effleure également plusieurs thèmes sensibles comme l’avortement à travers la compagne de Naji et la stigmatisation de l’homosexualité lors d’une confidence inattendue. La sexualité des personnages n’est jamais censurée, mais montrée sans jugement.

Le témoignage d’une génération brisée

Au-delà de l’intrigue familiale, la pantomime du paon fonctionne comme un portrait générationnel. Les personnages de Yasmine, Naji et Rica incarnent la dérive de ceux qui ont été projetés hors de leurs racines. Hanan El-Cheikh ne tranche pas entre nostalgie du pays natal et adaptation au monde nouveau: elle en montre le contraste douloureux et, parfois, farfelu. Rica tente désespérément de se préserver du naufrage: «La maison de mon enfance vit dans mes souvenirs bien qu’elle ait été démolie, et j’ai gardé en moi les mosaïques qui couvraient le sol de ma chambre à coucher. Même les voisins d’alors reviennent vivre avec moi dès que je pense à eux, y compris ceux que la mort a rattrapés.»

Loin de plaider pour un retour en arrière, le récit invite à accepter le mélange des cultures. Le titre même suggère la célébration de la vie malgré l’adversité: l’attitude fière et colorée du paon signifie la possibilité de réinvention personnelle. C’est cette aspiration à la reconstruction affective et identitaire qui donne au récit son souffle. Hanan El-Cheikh laisse son lecteur avec des questions ouvertes, des moments suspendus. Cette indétermination fait la force du roman : elle nous rappelle que la quête identitaire n’est jamais achevée, que la danse continue, encore et toujours, même lorsque les plumes du paon se replient… Hanan El-Cheikh ne donne pas à son lecteur un point final net, un mot de la fin rassurant : au contraire, elle le laisse suspendu à ce qui reste inachevé. Cette indétermination est précisément ce qui donne au roman sa puissance: elle rappelle que toute quête identitaire est une traversée, non une destination.

En filigrane, se pose aussi la question du rôle de la femme arabe en exil: Yasmine doit conjuguer esprit libéral et devoir de mère, dans un environnement français parfois froid. Elle reste cependant ancrée dans des valeurs de solidarité familiale issues du Liban traditionnel. Celui-ci refuse de s’effacer de sa mémoire. Dans la fresque familiale, la figure paternelle est absente, de sorte que la maison est tenue par la seule femme. Cependant, l’absence de l’homme patriarcal n’élimine pas le poids des traditions.

Sur l’auteure:

Hanan El-Cheikh, née à Beyrouth en 1945, est l’une des voix les plus emblématiques de la littérature arabe contemporaine. Formée au journalisme au Caire, elle a exercé dans la presse libanaise avant de s’exiler à Londres à partir de la guerre civile de 1975. Sa notoriété internationale s’est imposée avec «Histoire de Zahra» (J.-C. Lattès, 1985; rééd. Actes Sud), récit d’une femme broyée par la guerre et les conventions sociales. Elle a ensuite publié «Femmes de sable et de myrrhe» (Actes Sud, 1993), roman choral sur l’exil et la condition féminine dans le Golfe, puis «Poste restante, Beyrouth» (Actes Sud, 1995), chronique intime de l’errance et de la mémoire libanaise. L’ensemble de son œuvre aborde des thèmes récurrents: la place des femmes dans les sociétés arabes, l’exil, la sexualité, les guerres et le poids des traditions.

«La Danse du paon», Hanan El-Cheikh, 344 pages. Éditions Sindbad/Actes Sud, 2024. Prix public: 193 DH.

Par Karim Serraj
Le 26/09/2025 à 09h59