À travers la métaphore d’un palais autrefois majestueux, désormais en déclin et s’éteignant lentement, le roman dresse le portrait d’un Liban contemporain, hanté par les ombres de son passé et déchiré par des conflits incessants. L’auteure, d’origine libanaise, y explore avec finesse les blessures intimes d’une famille aristocratique chrétienne, tout en capturant les crises d’identité et de survie qui traversent un pays meurtri. L’héroïne, Léonore, une Italienne au tempérament flegmatique qui a passé sa vie au Liban, et son mari libanais Salim incarnent à la fois les gardiens de ce palais d’un autre âge et les témoins impuissants d’un monde qui s’efface sous leurs yeux.
«Le délabrement de sa toiture et de ses murs est antérieur à l’explosion du port qui, hormis quelques dégâts mineurs, l’a étrangement épargnée (…) Mi-ottoman, mi-italien, le palais donne de tous les côtés sur le jardin qui le borde.»
Aujourd’hui hypothéquée par les banques, ouverte aux vents, avec son toit en partie effondré et ses murs fissurés, la demeure se tient encore debout, mais à peine. Elle symbolise parfaitement l’état d’un Liban à la fois splendide et tragique, un pays marqué par des décennies de conflits qui ont ébranlé ses fondations sans jamais le faire totalement sombrer. Jadis lieu de faste et de vie, la demeure n’est plus qu’un témoignage muet des splendeurs passées et des rêves brisés. Tout cela, à cause du cycle de la violence...
La violence et la vengeance: le cycle de la destruction
La haine et les actes de vengeance sont récurrents dans l’œuvre, souvent perçus comme des tentatives désespérées d’instaurer une forme de justice personnelle. La vie de Léonore préfigure cette tragédie: elle cache en elle un lourd secret, celui d’être une meurtrière. Pour venger son ancien compagnon Sari, assassiné par un homme, elle a fini par céder à sa pulsion terrible avec une froide détermination. Elle confronte un jour l’assassin de Sari et l’abat d’une balle dans le corps: «Elle a tiré! Elle a dit: ”Je te tue sans l’aide de Dieu, Messmar.” Elle a tué ton tueur, Sari. Il est mort.»
Le droit de vengeance est décrit dans le récit comme une valeur plus forte que les lois. Il devient une expression de la douleur accumulée par tout un pays dévasté par la guerre civile. Les personnages se révèlent incapables de briser le cycle infernal de la destruction. La vengeance peut-elle être un acte de justice?
L’impact de la religion et des tensions communautaires
La religion dans la société libanaise est explorée sous l’angle politique et celui de la confrontation avec la modernité. Les personnages illustrent la complexité d’un pays où les dogmes religieux imprègnent tous les aspects de la vie et toutes les confessions. Léonore a renoncé à sa foi catholique, mais se plait à écrire des lettres à Jésus où elle ressasse sa vie pleine de remords. Son mari Salim Mawal, le patriarche de la famille, s’accroche à sa foi maronite et rêve d’un Liban qui a définitivement disparu. Tandis que leur fils, Riad, est perdu dans le doute et l’attrait de la violence.
«Chrétiens, musulmans, juifs, ces mots nous empoisonnent (…) Je savais qu’un jour, ces masses silencieuses, écrasées, livrées au vide, se fabriqueraient un Dieu sur mesure pour riposter (…) Quoi de mieux que la religion, quoi de plus manipulable, quoi de plus efficace pour justifier la mégalomanie d’un homme, lever des troupes, les abrutir?»
Le récit navigue dans un monde où les frontières entre le bien et le mal, la foi et le doute, la tradition et l’émancipation sont brouillées. La complexité de l’identité libanaise est représentée par Riad, le fils de Léonore et de Salim, qui peine à concilier son héritage et ses propres aspirations.
Une fable politique du Liban impossible
Dans cette guerre fratricide qui consume le Liban, chaque confession, chaque faction cherche à préserver ses propres «lois» au détriment du collectif, comme le palais tente de conserver sa grandeur malgré son délabrement visible.
Le Liban apparaît comme une entité vivante, imprégnée des passions et des conflits de ses habitants. Les montagnes du Sannine, les terres de la Bekaa et même le palais familial des Mawal sont autant de témoins des divisions, mais aussi des espoirs de paix.
«Le jour est né. Splendide et sans pitié. Il arrache la montagne à ses pastels endormis (…) La Bekaa est un endroit où la pensée, comme le paysage, est rompue aux différences, aux ruptures, au désert des falaises, aux douceurs des bords de source.»
La terre libanaise est capable de douceur et de brutalité, «rompue aux différences, aux ruptures» incarnant les forces opposées qui traversent son histoire.
Ce roman éblouissant de 224 pages crée un équilibre entre tension narrative et lyrisme. Avec ce récit, l’auteure signe une œuvre qui allie une exploration intime de l’âme humaine à une réflexion universelle sur la capacité des peuples et des individus à résister à la fatalité. La langue, tantôt directe, tantôt envoûtante, traduit avec intensité les contradictions internes de chaque personnage, faisant du récit un espace d’introspection où les silences, les nuances et les non-dits résonnent aussi fortement que les dialogues.
Dominique Eddé est une figure marquante de la littérature libanaise contemporaine. On lui doit notamment «Lettre posthume» (Gallimard, 1989), «Beyrouth Centre-Ville» (éditions du Cyprès, 1991) et surtout «Kamal Jann: roman» (Albin Michel, 2012), récompensé par l’Académie française.
«Le palais Mawal», de Dominique Eddé. 224 pages. Albin Michel, 2024. Prix public: 260 DH.