Le roman prend en grande partie place dans le restaurant Artinos, un lieu chargé de nostalgie pour l’Alexandrie cosmopolite d’autrefois, où la culture, la politique et les nationalités se mêlent. Un groupe d’une dizaine d’amis égyptiens et européens se retrouve chaque soir dans ce refuge qui symbolise l’Égypte et où «chacun voulait croire que le monde qu’ils aimaient n’était pas totalement détruit». Certains des aristocrates à Artinos sont de fervents défenseurs du roi déchu Farouk, tandis que d’autres sont des nasséristes convaincus, mais tous assistent aux bouleversements politiques et changements des régimes, symbolisés par les portraits successifs de dirigeants égyptiens accrochés dans le restaurant:
«Sur le mur en face de l’entrée, dans un cadre doré, il y avait un grand portrait de Sa Majesté le roi Farouk qui, en 1947, avait fait preuve de sa suprême bienveillance en octroyant au personnel d’Artinos l’honneur d’une visite royale. En 1952, l’armée avait chassé le roi. Le propriétaire s’était alors débarrassé de son portrait et avait mis à sa place une photographie de la même taille des membres du Conseil de commandement de la révolution en uniforme (…) jusqu’à ce (…) qu’il soit accroché à sa place un portrait grandeur nature du seul Abdel Nasser.»
Le groupe d’amis cristallise les contradictions de l’époque, entre l’idéalisme socialiste de Nasser et les valeurs libérales et cosmopolites des élites d’Alexandrie. Gamal Abdel Nasser apparaît dans le livre comme un homme fantasmé, idéalisé à outrance par ses partisans. Dans l’Égypte des années 1960, cette fascination pour le leader n’est pas sans effets ambivalents.
Galil, le gauchiste aveuglé par la révolution
Alaa El Aswany illustre les effets de l’idéalisation de Nasser à travers des personnages comme Galil, dont le zèle socialiste devient aveugle et même dévorant. Galil incarne la ferveur révolutionnaire et la foi inconditionnelle en Nasser, qu’il voit comme l’incarnation du changement social et de la justice pour l’Égypte. À travers son personnage, El Aswany dévoile l’aveuglement qui s’empare de certains citoyens, prêts à sacrifier leur jugement critique au nom de la fidélité au régime.
Galil, fervent partisan des idéaux nassériens, ne manque jamais une occasion de défendre l’autorité du président. Il aime répéter, comme une prière: «Notre devoir est de soutenir le changement conduit par M. le président Abdel Nasser». Pourtant, ce zèle prend rapidement des formes inquiétantes. Pour lui, chaque citoyen doit se conformer, pour le bien commun, sans réserve aux décisions du gouvernement.
Un exemple de cette ferveur est son initiative d’organiser une réunion dans son immeuble, cherchant à convaincre ses voisins de participer activement aux réformes. Dans cette réunion, il déclare avec une détermination implacable: «Le socialisme, c’est la vraie libération de notre nation. Nous devons être les sentinelles de cette révolution». Entraîné par sa croyance aveugle, il pousse ses voisins à soutenir la politique de contrôle des prix dans leur quartier, quitte à ruiner des commerçants, et n’hésite pas à surveiller les activités d’associations locales, suspectant que certaines d’entre elles pourraient véhiculer des idées «antipatriotiques».
L’aveuglement de Galil ne connaît pas de limites. Dans un acte qui souligne à quel point sa dévotion frôle la paranoïa, il en vient à écrire une lettre anonyme à Nasser lui-même. Dans cette missive, il dénonce des abus de pouvoir qu’il prétend observer au nom de la révolution, espérant ainsi attirer l’attention du président. Cet acte, perçu comme héroïque à ses yeux, révèle en réalité une démence inquiétante, conséquence de l’influence du régime sur les citoyens: «Je n’ai rien à gagner, mais tout à donner pour l’Égypte de Nasser», écrit-il, croyant sincèrement que sa délation servira la cause nationale.
Chantal et Sélim, le couple maudit
Le personnage de Chantal, une libraire française au tempérament libéral, incarne la richesse et la complexité de cette Alexandrie cosmopolite, mais également les tensions identitaires vécues par ceux qui, bien qu’étrangers, sont irrémédiablement attachés à la ville. Son histoire, marquée par des dilemmes amoureux et sociaux, témoigne des désillusions d’un monde qui s’effrite sous la pression des changements politiques. Même sa librairie, symbole de refuge culturel et d’indépendance, devient vulnérable, menacée par les forces d’un régime qui redéfinit les frontières de la liberté et de l’expression.
Chantal vit une relation intense, mais clandestine, avec le colonel Sélim, un homme profondément loyal au régime de Nasser. Leur amour, par sa nature secrète et conflictuelle, illustre les fractures internes de l’Égypte où les alliances personnelles se trouvent souvent en contradiction avec les convictions politiques. Le colonel Sélim, quant à lui, est un personnage complexe, déchiré entre sa position au sein de l’armée et ses doutes internes. Cette dualité est ainsi décrite par El Aswany: «Sélim, malgré sa position, était aussi prisonnier des codes qu’il avait juré de servir». Elle révèle son combat intérieur, son incapacité à s’échapper des contraintes d’un rôle qu’il a pourtant choisi.
L’armée, à laquelle il appartient, devient pour lui une institution ambivalente, une allégeance qui le définit autant qu’elle l’enchaîne. Comme l’illustre la phrase: «L’armée représentait tout ce qu’il détestait et tout ce qu’il était», Sélim se retrouve à défendre un pouvoir qui, bien qu’oppressif, est devenu inséparable de son identité et de ses valeurs. Cette lutte interne accentue le contraste avec Chantal. L’homme avoue, cependant, à son amante: «Je suis libre quand je suis avec toi», celle-ci lui apportant «un bonheur qu’il n’avait jamais ressenti». La libraire est également attachée à son partenaire: «Elle aimait Sélim et elle n’imaginait pas son existence sans lui». Elle est pourtant confrontée aux pressions du régime, qui lui impose d’accrocher un portrait du dictateur Nasser sur la porte de sa librairie, ce qui la dérange profondément. «S’ils m’ont surveillée, ils doivent savoir que je ne suis pas opposée à Abdel Nasser», se justifie-t-elle devant ses amis d’Artinos. Dans ce roman, le portrait de Nasser, omniprésent, incarne le contrôle oppressant de l’État sur les individus. Chantal et Sélim aspirent à une liberté que la société et le régime rendent impossible: «Chantal sentait que chaque rencontre avec Sélim était une victoire sur la peur», voyant «dans leurs moments ensemble une parenthèse de liberté rare et fragile».
Anas, le royaliste qui perd toute illusion
Dans le groupe d’amis, Anas incarne la nostalgie et la déchéance d’un passé révolu, celui du règne de Farouk, symbole d’une Alexandrie plus libre, occidentale et ouverte. Anas, décrit comme ayant «un caractère impulsif», trouve une certaine paix dans les souvenirs d’autrefois, évoquant le passé «comme s’il était le seul refuge contre la dureté du présent». Contrairement aux autres membres du groupe, il ressent intensément l’oppression imposée par le régime de Nasser. Il note avec tristesse qu’à Artinos, «les visages autrefois souriants étaient maintenant fermés, méfiants».
Anas pressent que l’amitié s’effiloche, «il sentait que leurs réunions ne servaient plus à rien, qu’elles n’étaient que des rites vides de sens». Cette prise de conscience exacerbe son dédain pour l’inaction de ses amis, qui semblent se résigner passivement aux nouvelles normes sociales imposées par le régime. Anas, au contraire, aspire à un changement plus profond et plus radical. Il devient ainsi une figure de révolte silencieuse, un personnage tourmenté qui cherche désespérément un sens dans un monde où les idéaux sont progressivement sacrifiés. Désabusé, il en vient à voir Artinos, autrefois lieu de leurs rassemblements chaleureux, comme un espace empreint «d’hypocrisie» et de «trahison silencieuse». Cette perception amère le pousse finalement à une décision qui le mettra en marge du groupe. Un jour, Anas se résout à «agir, même si cela signifiait se séparer de ceux qu’il avait aimés», révélant ainsi son choix de l’intégrité personnelle au détriment des liens amicaux, désormais entachés par une docilité insupportable.
Artinos, symbole de la méfiance et des conflits de classe
Qu’adviendra-t-il de ces femmes et hommes épris de justice, de beauté et d’amour, acquis à la cause – ou à l’illusion – cosmopolite d’Alexandrie? Au sommet de son art, Alaa El Aswany compose une fresque humaine intimiste tout en chatoiements tragiques, faisant une fois encore résonner avec brio les voix de personnages pris dans une tourmente qui les dépasse: la fin d’une époque. Le restaurant Artinos, jadis un lieu de partage et de camaraderie, devient un espace d’inquiétude et de méfiance: «Autrefois symbole de liberté, il devenait une prison invisible», tant «la peur s’immisçait dans chaque discussion, érodant la confiance entre amis».
Les contradictions entre les aspirations égalitaires du discours officiel et les méthodes répressives du régime font émerger des doutes parmi ceux qui voyaient en Nasser un guide: «Nous voulions un phare, et nous avons trouvé des barreaux», dira l’un des personnages. Et dans le restaurant emblématique «le portrait de Nasser semblait surveiller les visiteurs, imposant et inflexible». Le roman dépeint ainsi une relation complexe où le peuple se heurte aux dérives d’un régime totalitaire. Pour Alaa El Aswany, cette fascination pour Nasser est source de tragédie, illustrant comment l’idéalisation excessive d’un leader peut aveugler un peuple aux réalités de l’oppression.
Dans le restaurant Artinos se joue une allégorie politique, qui révèle les faiblesses personnelles et les espoirs des personnages, chacun ayant une vision de la révolution et de ses implications. C’est une mise en abîme des luttes internes de la société. Les discussions sur le futur et la peur de la répression sous Nasser cristallisent les préoccupations de cette Alexandrie déchirée. La ville elle-même devient un personnage, symbolisant le rêve de pluralisme et de liberté que les personnages, à travers leurs actes, tentent de maintenir vivant.
Alaa El Aswany est considéré comme l’un des écrivains arabes les plus doués de sa génération. Il explore les complexités de la société égyptienne contemporaine, mettant en lumière les tensions politiques, les inégalités sociales et les luttes intérieures des citoyens. L’auteur, persona non grata en Égypte, exilé aux États-Unis, a écrit plusieurs best-sellers comme «L’immeuble Yacoubian» (2006), immortalisé au cinéma par Adel Imam et Nour El-Sherif, «Chronique d’une disparition annoncée» (2015) et surtout «J’ai couru vers le Nil» (2018), des critiques incisives du régime politique et des structures sociales de l’Égypte.
«Au soir d’Alexandrie», de Alaa El Aswany. 384 pages. Actes Sud, 2024. Prix public: 198 DH.