«Ammi Tebboune», le nouveau titre de rap algérien qui dénonce la mafia au pouvoir et crie la souffrance de la jeunesse

Le rappeur algérien Lotfi Double Kanon, dont la chanson «Ammi Tebboune», diffusée sur Youtube le 11 novembre 2024, frôle déjà les 2 millions de vues.

Le rappeur et animateur algérien Lotfi Double Kanon, figure du rap contestataire en son pays, vient littéralement de «casser Internet» avec un nouveau titre intitulé «Ammi Tebboune». Un rap sous forme de brûlot politique qui cumule, trois jours à peine après sa publication sur YouTube, près de deux millions de vues.

Le 14/11/2024 à 10h13

C’est un morceau de rap qui vient des tripes, auquel personne ne peut rester insensible tant il exprime une colère sourde et profonde trop longtemps contenue, celle du peuple algérien et d’une jeunesse privée de tout espoir. Loin des images factices d’une Algérie où tout va bien, véhiculées par le pouvoir en place, très loin de la manipulation médiatique des foules auquel se livre la junte militaire par le biais des médias à sa solde, la chanson et le clip de Lotfi Double Kanon déchirent le voile du mensonge et de la propagande.

Le désespoir d’une jeunesse prête à braver la mort pour fuir le pays

En introduction de la chanson, on voit des harraga algériens qui quittent le pays sur des barques de fortune en interpellant le pouvoir. Les images filmées par ces jeunes clandestins lors de leur traversée se succèdent sur un écran de télévision posé sur le sol d’un hangar, derrière lequel se dresse, silencieux, le rappeur, laissant s’exprimer toutes ces voix déchirantes. Ils clament leur amour pour leur pays, la nostalgie qui déjà se saisit d’eux en quittant leur terre et la colère de devoir la fuir car ne trouvant pas de travail, et interpellent Tebboune sur la tragédie de ceux qui meurent en mer. Lotfi Double Kanon renverse ensuite l’écran d’un coup de pied et frappe là où ça fait mal, en enchaînant les uppercuts pendant plus de 4 minutes.

Avec un flow impressionnant, Lotfi Double Kanon place dans la lumière glauque d’un hangar désaffecté qui tombe en ruines -clin d’œil à l’état de son pays- le mal-être profond de la jeunesse. Le refrain chante tous ces jeunes qui meurent en mer et les autres, ceux qui restent, mais qui meurent aussi, ravagés par la drogue, «la baïda mon amour». Dans un rap technique, aux paroles ciselées et follement acérées, Lotfi Double Kanon décortique le phénomène de l’immigration clandestine massive, qui a pris tant d’ampleur que «Barbès est devenu un quartier de Annaba», et dénonce la responsabilité de Tebboune dans la crise franco-algérienne, dans la montée de l’extrême droite en France, face à des «Algériens (qui) ont envahi les boulevards de Paris», assène-t-il.

La répression des voix contestataires et la manipulation médiatique

Le ton devient encore plus politique quand il évoque les violences dans les rues et la répression policière dans un pays pourtant riche en hydrocarbures. Sur des images de manifestations d’étudiants, il dénonce la loi du silence imposée par les autorités, une omerta qui règne jusque dans les mosquées où les imams n’osent même plus prêcher, dénonce-t-il. La presse algérienne en prend pour son grade et Lotfi Double Kanon tape sur les médias propagandistes où ne s’expriment «que ceux qui aboient», qui véhiculent des mensonges, passent sous silence la répression et les arrestations, tandis que les photos des journalistes emprisonnés pour avoir dit la vérité, au même titre que les «opposants au pouvoir», défilent à l’écran. «La vérité ne se dit plus», rappe-t-il, en mimant la menace d’une arme brandie contre ceux qui oseraient le faire.

Puis viennent les prix qui flambent, les denrées alimentaires qui se font rares, les paniers qui se vident… autant de sujets qu’il ne faut surtout pas aborder, pour ne pas dire que le pays va mal, sous peine d’être taxé de traître, dénonce le chanteur algérien, faisant allusion à cette contestation que l’on assimile à de la haute trahison en accusant systématiquement une main étrangère.

Le rappeur ne s’y trompe pas en se faisant porte-parole de la majorité silencieuse: il affirme haut et fort que personne n’est dupe de la rengaine de l’ennemi extérieur, diversif du régime, et que si le peuple finira par manifester son ras-le-bol, ce n’est pas à cause de manipulations extérieures. «Les Émirats ne me feront pas bouger», «Mohammed VI ne me fera pas bouger». Des paroles sur lesquelles le rappeur est revenu dans une vidéo où il explique que le Maroc est systématiquement rendu responsable de tous les maux en Algérie, par le pouvoir et les médias, jusqu’aux manifestations des étudiants en médecine, orchestrées, selon la presse, par le «makhzen» ou les Émirats, les deux ennemis du pays désignés par la junte au pouvoir.

Il clame ensuite l’amour pour la patrie, rappelant à Tebboune que l’Algérie est unie («Nous sommes des Arabes et des Amazighs») et forte sans lui. «Nous avons lutté contre la issaba dont tu étais l’un des ministres», lance-t-il, défiant le président.

Le 3ème couplet, un pamphlet politique

La chanson pourrait se terminer là, mais le chanteur choisit de la prolonger par un troisième couplet «complètement politique», annonce-t-il. En effet, c’est aux dernières élections présidentielles qu’il s’attaque cette fois-ci, évoquant le boycott du scrutin par le peuple et dénonçant des résultats mensongers avec, rappelle-t-il sous forme de question, «5,63 millions d’électeurs sur 24 millions d’inscrits égalent-ils 48%?».

«Qui a fait des bénéfices?», interpelle-t-il pour pointer la corruption qui règne en Algérie, retraçant l’histoire de cette «politique basée sur l’argent», de l’apparition du FIS à l’arrivée de Ali Benflis (ancien chef du gouvernement algérien de 2000 à 2003), et annonçant l’enterrement du FFS (Front des Forces socialistes), le plus vieux parti d’opposition algérien, créé en 1963 par Hocine Aït Ahmed, qui discute aujourd’hui avec le pouvoir, ce qui lui vaut beaucoup de critiques.

Vient ensuite le tour de l’armée, «aimée» par les Algériens, explique-t-il, écorchant au passage la corruption de certains gradés de la junte militaire et rappelant que les problèmes de l’Algérie, en dehors de la drogue, concernent aussi sa diplomatie, énumérant le Mali, la Libye ou encore «les forces de Wagner qui sont aux frontières».

Comment l’Algérie, «cette belle mariée», en est-elle arrivée là? rappe-t-il, exprimant l’incompréhension du peuple, prisonnier d’un pays «devenu la Cosa Nostra, encore pire que les Yakuzas».

Par Zineb Ibnouzahir
Le 14/11/2024 à 10h13