N’oublions pas Averroès

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ChroniqueLe livre de Rushdie redonne un souffle au combat d’Ibn Rochd et pose cette question très actuelle : comment concilier la foi et la raison ? Comment faire pour que la croyance ne mène pas au fanatisme et pour que la rationalité ne brise pas en nous toute transcendance et toute imagination ?

Le 16/09/2016 à 20h33

La semaine dernière, j’ai eu la chance de partager un plateau de télévision avec l’auteur indo-britannique Salman Rushdie, malheureusement davantage connu par le grand public pour la fatwa que l’ayatollah Khomeiny a émise contre lui en 1989 que pour la richesse de sa création littéraire. Pourtant, son dernier livre "Deux ans, huit mois et vingt huit nuits" (Actes Sud) est un conte philosophique et baroque, riche et virevoltant, qui dit, en creux, beaucoup de choses sur notre époque agitée.

Dans cette fable, Salman Rushdie évoque le personnage d’Ibn Rochd, qu’on connaît en Occident sous le nom d’Averroès et dont le destin est profondément lié à l’histoire du Maroc. Né à Cordoue, en Andalousie, en 1126, il meurt à Marrakech en 1198. Médecin, théologien, juriste, homme de loi, Averroès est l’un des membres les plus illustres de la cour de savants et de poètes dont s’entoure alors le calife Yacoub el Mansour.

Dans son roman, l’écrivain britannique revient surtout sur la période de disgrâce que connut Ibn Rochd. Car vers 1188-1189, le pouvoir Almohade dut faire face à des rébellions et à des pressions de la part de groupes religieux. Victime d'une campagne de diffamation, le cadi et philosophe est exilé en 1197 à Lucena, une petite ville andalouse peuplée de juifs non convertis. Ses livres sont brûlés et lui-même est considéré comme un hérétique. Les oulémas de l’époque lui reprochent de préférer l’étude des lois «profanes», celles des mathématiques ou de la physique, à la soumission à la loi divine.

A y regarder de plus près, les ennemis d’Averroès ressemblent à s’y méprendre à ceux qui forment aujourd’hui les rangs de Daesh. Comme l’avait très bien montré Youssef Chahine dans son film Le Destin, ces «fous de Dieu» ont commencé, eux aussi, par s’en prendre à l’art, à la culture, aux femmes et au plaisir. Ils réclamaient l’interdiction de la philosophie antique, des études scientifiques, de la vente du vin mais aussi des métiers de saltimbanque, acteur, chanteur ou musicien.

Le livre de Rushdie redonne un souffle au combat d’Ibn Rochd et pose cette question très actuelle : comment concilier la foi et la raison ? Comment faire pour que la croyance ne mène pas au fanatisme et pour que la rationalité ne brise pas en nous toute transcendance et toute imagination ? «Car le sommeil de la raison engendre des monstres», nous rappelle Rushdie.

Dans le discours tenu par Mohammed VI le 21 août, unanimement salué et analysé notamment dans un article très fouillé du Monde, le roi posait cette question fondamentale : «La raison admet-elle que le Jihad soit récompensé par la jouissance d’un certain nombre de houris ? Le bon sens admet-il que quiconque écoute de la musique est voué à être englouti dans les entrailles de la Terre ?» La raison et le bon sens, ces mots ne sont pas anodins car voilà ce qui fait un homme. Etre pieux, connaître le livre Saint ne peuvent en aucun cas exonérer d’exercer sa raison pour faire la différence entre le bien et le mal, la mystification et la justice. Les ânonneurs, ceux qui se contentent de répéter sans y penser ce qu’ils croient avoir lu ou compris, ceux-là, ne sont pas dignes de se dire religieux.

A la fin du roman de Rushdie, la raison triomphe et l’on se retrouve dans un monde certes rationnel mais où l’homme a la nostalgie du rêve et de la folie douce. La race humaine y est devenue sage mais aussi un peu fade et ennuyeuse. Rushdie nous rappelle que c’est le mariage de la raison et de la foi qui crée l’art, la beauté, le merveilleux. Vivrons-nous un jour dans un monde ainsi réconcilié ?

Par Leila Slimani
Le 16/09/2016 à 20h33