Dans un Marrakech en proie à la pandémie, et vidé de ses touristes, je me laisse aller à un certain désespoir, que je soigne comme je peux. Ma consolation ces derniers temps: aller, à certaines fins de difficiles journées, dans les rayons reculés, discrètement placés, et sous bonne garde, d’une enseigne d’hypermarché, y faire l’emplette d’une dive bouteille et de quelques pintes de houblon. De quoi mettre un léger sparadrap, un petit anesthésiant rigolard, sur cette solitude que je m’impose, cet éloignement que j’ai voulu, cette a-normalité devenue notre quotidien, dans cette ville que je ne connais pas.
C’est donc ce que j’ai fait, pas plus tard qu’il y a quelques jours. Ma course accomplie, je m'engouffre dans un taxi, puant et crasseux comme il se doit, mon sac de courses à la main. Cling, clong, les bouteilles s’entrechoquent, au moment où je pose le sac sur la banquette. A ce son, aisément reconnaissable, le chauffeur, légèrement barbu, crispe colériquement ses mains sur le volant.
Je lui donne mon adresse, il démarre. Tout au long du trajet, qu’il effectue sans piper mot, je ressens sa sourde colère, c’était palpable, une sorte de haine froide, mêlée à de grosses bouffées de violences contenues.
Ça le démangeait visiblement de me jeter hors de son véhicule, mais les courses se font rares, tout comme les taxis, et puis il faut bien apporter de quoi garnir la table, en cette période de crise.
Nous voilà presque arrivés. Je lui demande de serrer à droite, afin de me déposer juste en face de chez moi, tout près d’un marchand de pépites.
Il laisse alors poindre une légère ironie dans sa voix dont il ne parvient pas à maîtriser le sifflement venimeux, et me déclare que c’est justement ce qu’il s’apprête à faire. Il s’arrête, range son taxi le long du trottoir. Je lui tends un billet, attends ma monnaie. Il me rend deux autres billets en retour, et compte bien ensuite sur le fait que j’allais lui faire grâce des pièces.
Mais j’avais reconnu le type de connerie à laquelle obéit ce chauffeur de taxi. A ceux-là, pas le moindre dirham de pourboire. Il farfouille longuement dans son gobelet, s’attendant à ce que je renonce à mes deux pièces. Et moi, paisiblement, je les attends. Pas un dirham de plus. Jamais. Un principe.
Puis, se rendant compte que je ne renonce pas à ma monnaie, il abandonne son avidité pour ces deux malheureuses pièces, et décide de retrouver sa haine envers moi, qu’il avait enfouie, mais qui était encore intacte.
Le barbu me rend le billet de banque que je lui avais donné, non sans prendre le soin de le laisser s’échapper de sa main au moment où je m’apprête à le saisir. Le billet tombe entre le frein à main et le siège à ses côtés. Je le ramasse.
«Je n’ai pas la monnaie, la course est gratuite, descends», me lance-t-il, de sa voix sifflante.
Je lui rends donc ses deux billets, ne fais aucun commentaire. M’apprête à sortir.
Mais il ajoute, en tordant ses lèvres dans un rictus de mépris: «estime-toi heureuse que je t’ai emmenée, avec ce que tu transportes dans ton sac».
Mon sang ne fait alors qu’un tour. Le pauvre, il n’avait pas exactement compris à qui il avait affaire. Une pauvre petite femme, une inférieure, incapable de se défendre, prête à ployer sous le poids de la soumission due à l’appendice dont il est si fier, qui consacre sa supériorité devant l’Eternel? Ha. Ha. Ha.
Il se reçoit illico cette salve de mitrailleuse, ma voix se fait coupante, j’ai des flammes dans le regard:«Je transporte quoi, dans mon sac? Hein? Dis-moi, petit terroriste islamiste, tu as envie de te faire exploser ici? Tu files rapidement, encore un mot et je prends le numéro de ton taxi et je le transmets à la police!»
Cling, clong.
Bam.
Je sors de cet habitacle puant, non sans faire tinter mes bouteilles, et claque violemment la portière. Les oreilles bourdonnantes, certainement sonné, il ré-embraye, et détale à la vitesse de l’éclair, craignant que je ne mette ma menace à exécution. Je n’ai jamais vu un taxi repartir aussi vite.
Je traverse la rue, me rends chez le marchand de pépites. Avec le prix de cette course, je m’offre des noix de cajou.
Quelques instants plus tard, au moment où lui, se nettoyait les orteils à grande eau, tout en maudissant l’expression du mal incarné qu’a été, de son avis, mon apparition dans son taxi, j’ai porté un toast solitaire à une perdition future de ces barbus prédicateurs qui ont manipulé sa pauvre cervelle embrumée.
Et cronch, cronch, les noix de cajou, pour accompagner cette petite blonde mousseuse, et bien fraîche, c’est pas mal du tout.