Depuis quelques années, je me fais un devoir de venir à la foire du livre à Casablanca. Je considère que cela fait partie du travail d’un écrivain. Rencontrer le public, débattre avec lui, répondre à ses attentes et questions, cela est utile et ne peut que faire du bien à un écrivain.
Je sais qu’on écrit dans la solitude et qu’on ne connaît pas, ou du moins on ne se représente pas son public. La foire est une des occasions pour découvrir ceux et surtout celles qui lisent. Au Maroc c’est comme en Europe, ce sont les femmes qui lisent le plus. Je les remercie et leur rend hommage.
Chaque fois je suis consterné par la présence trop importante du livre religieux (il y a là de tout, aussi bien des éditions du Coran que des essais tendancieux sur le rôle de l’islam dans la société et dans la politique). La foire n’est ni une mosquée ni une école coranique. Je ne sais pas comment s’organise la distribution des stands, mais il faudrait veiller à un équilibre. Le livre est par essence un objet qui éveille les consciences, qui fait réfléchir, qui pousse à aller au-delà des apparences et qui nous permet non seulement de découvrir un monde particulier mais qui nous invite au voyage, au doute et à la contestation. Or le livre religieux est le contraire même de cela. Ces stands sont des lieux spéciaux. On dirait qu’on y vient pour diffuser des messages, pour faire de la propagande ou simplement pour profiter d’un afflux important de visiteurs pour prêcher la «bonne parole». Ces stands ne devraient pas exister. On peut tout à fait présenter un essai sur la religion, on peut lire un ouvrage d’analyse critique, mais qu’on cesse de profiter de cet espace pour autre chose que la défense du livre et de la lecture. Que le ministère de la Culture ait le courage de préciser le cahier des charges des exposants.
Le deuxième aspect constaté, c’est le nombre de plus en plus important de jeunes visiteurs. Des écoles entières se rendent à la foire. Cela est fondamental. Nous savons combien les bibliothèques des écoles et lycées publics sont peu fournies ou carrément vides. Amener les élèves à la foire est une invitation à la familiarité avec la lecture. Développer le système bibliothécaire n’est pas une question de moyens. Le livre de poche, en arabe ou en d’autres langues, ne coûte pas cher. On pourrait même envisager de sponsoriser ces bibliothèques par des sociétés commerciales qui se font beaucoup d’argent avec le consommateur marocain et qui devraient se préoccuper du domaine de la culture.
Dans un collège où je suis allé parler aux élèves, j’ai découvert que ceux qui n’ont jamais lu un livre sont assez nombreux. J’ai demandé à un adolescent pourquoi il déserte la lecture. Sa réponse a été immédiate: mon iPhone!
Evidemment entre le livre et le smartphone, la lutte est inégale. C’est là que l’école devrait faire son travail en plus de celui de la famille, qui doit veiller à ce que son enfant ne soit pas otage des réseaux sociaux où des bavardages et des images sans aucun intérêt occupent son esprit et son temps. Avec le prix d’un iPhone, on peut acheter plus de cent livres de poche!
Il va falloir se mobiliser et entamer une bataille de longue durée contre ces empêcheurs de lire.
Pour cela, il faudrait repenser le concept de cette foire du livre et inverser la tendance en mettant le livre au centre de cette manifestation et en imaginant une autre façon d’aborder la question de la lecture.
Des enfants qui ne lisent pas, ce sont des adultes qui vivront incultes, et même idiots, comme le disait ce slogan des années soixante-dix en France: ne pas mourir idiot!
Les parents sont prévenus. A eux de réparer ce qui semble être un corps malade, un esprit appauvri et sans ambition. On voit tous les jours les ravages que provoquent les réseaux sociaux via le téléphone (intelligent!). Génération connectée, génération à la culture superficielle et d’une grande pauvreté.