Dans ma précédente chronique, je me suis engagé à aborder la question de l’inexistence de mon point de vue de l’individu marocain. Et je vois d’ici, avant même que je n’eusse développé ne serait-ce qu’un début d’explication, certains bien-pensants pousser des cris d'orfraie en me rétorquant: «mais comment osez-vous? Serions-nous donc des animaux à vos yeux?». Ou d’autres ergoteurs du net m’asséner des reproches du genre: «individu, personne, bonhomme,…, c’est la même chose, arrêtez avec votre philosophie barbante!».
Or, la nuance, la complexité autant que la subtilité, constituent la frontière qui sépare la civilisation de la barbarie.
Dans son magnifique essai intitulé «Les barbares», Alessandro Baricco dissèque avec précision ce qui caractérise le barbare en affirmant:
«Avec une obstination digne d’un certain respect, le barbare a cessé de penser que le chemin vers le sens passait par l’effort et que le sang du monde coulait en profondeur, là où seul un dur travail de fouilles pouvait l’atteindre».
Tâchons donc, le temps de cette chronique, d’échapper à la barbarie ambiante sans pour autant nous noyer dans des développements sans fin.
«Individu» procède du latin «individuum», qui veut littéralement dire ce qui ne peut pas ou plus être divisé. Ce dernier, l’individu, est sur un plan d’avantage théorique que pratique, un être autonome dont les actes et les pensées ne sont dictés ni par une tutelle extérieure ni par de fausses croyances, mais par la raison, fondement de la morale moderne. Quand l’individu moderne ne brule pas le feu rouge à minuit dans une rue déserte, ce n’est pas par crainte de la police ou de Dieu, mais par respect de la présence hypothétique de l’autre, et parce qu’il conçoit parfaitement que si chacun le fait dès que l’autorité est absente, c’est l’anarchie qui va en découler. Sa morale est contractuelle et fondée sur la réciprocité.
L’individu a été, pour la petite parenthèse historique, le projet phare de la modernité et ce dès ses débuts à travers ce qui fut qualifié d’Humanisme. Cette dernière, s’est efforcée de le faire advenir, l’individu, en déconstruisant souvent brutalement les appartenances collectives et les croyances surnaturelles, afin de permettre à ce dernier d’éclore en accédant à la raison, la volonté et la liberté.
La «personne», du latin «Persona» veut dire «masque», et désigne cette intelligence sociale qui nous permet de nous adapter à chaque environnement en portant littéralement le bon masque. Nous ne sommes effectivement pas la même personne quand on est en famille, au travail, au tribunal, avec les amis ou encore quand on est seul avec soi-même. La personne est donc cette interface de nous même, qui est forgée par le collectif, les conventions, les mœurs, la société et les différents milieux où nous sommes amenés à évoluer.
Maintenant, qu’en est-il du Marocain?
Commençons par notre rapport à la loi. Ce rapport, je le qualifie de «paganisme juridique». Le Marocain lambda, et il vous suffit de vous mettre au volant pour le constater, ne respecte la loi que quand elle est incarnée dans la chaire du policier. Si le policier n’est pas là, c’est que quelque part Dieu n’est pas là aussi, et par conséquent tout est permis. Nous ne croyons dans le fond qu’en une loi incarnée. Dans sa forme écrite ou abstraite, elle est souvent vue comme une contrainte avec laquelle il faut composer, ou contourner dans la mesure du possible. L’expression «sir d3ini» ou «tla3 l rbat» qu’il nous est arrivé à tous d’entendre, est une manière somme toute barbare de dire «ta loi abstraite, ton code pénal et ta constitution ne valent rien pour moi, seul valent à mes yeux [lm3araf], la vraie loi, la loi incarnée».
Dans le monde du commerce, loin de la rationalité économique et des règles éthiques, c’est des expressions comme «lhamza», «lghafla» ou «lhawta» qui font souvent malheureusement office de référentiel éthique. Certains ne disent-ils pas «Allah yj3al l ghefla ma bin al baya3 w al chari»? Ainsi, marchandez autant que vous voulez, vous aurez toujours après votre achat cet arrière-goût amer de l’arnaque. Certes, les commerçants ou «m3allam» honnêtes existent bel et bien, mais admettons au moins qu’ils ne sont pas légion.
Au niveau religieux, le Dieu invisible et transcendant est volontiers remplacé pour beaucoup par un fétichisme des rites, un petit Coran de dix centimètres sur cinq dans la boîte à gants, un «hada min fadl rabi» sur le pare-brise arrière, ou encore un chapelet enroulé autour de la boîte à vitesse. Le rite est fondamental, la morale est optionnelle. Une bigoterie qui aurait pu être sympathique, si elle ne servait d’alibi à des inquisiteurs en herbe qui voient volontiers la paille qu’il y a dans l’œil de leur prochain, sans voir la poutre qu’il y a dans le leur. Au fond et au risque de paraître provocateur, je dirais que certains, en pratiquant leurs rites religieux, s’adorent eux-mêmes en train de pratiquer le rite, davantage qu’ils n’adorent Dieu.
Il résulte de tout cela que notre société prend, et je le déplore profondément, davantage la forme d’un espace de prédation, de pillage et de lutte de tous contre tous, que d’un collectif solide, fondé sur des individus autonomes, responsables et à la morale profondément ancrée.
Nous ne naissons pas individu mais nous le devenons. L’individu n’est donc pas un état de nature, mais un construit civilisationnel.
Cet individu, le nôtre, car il ne s’agit aucunement de mimer ou de greffer une conception occidentale de ce dernier, se doit d’émerger à partir du terreau fertile de notre spiritualité et de notre civilisation. Car la meilleure citadelle de la morale réside dans l’âme et la conscience de chacun de nous.
Tâchons donc à notre échelle individuelle de créer cet individu qui s’interdit le mal, non par crainte d’une punition divine ou humaine, mais par crainte de ne pas être à la hauteur de ce que Dieu, autant que la communauté, attendent de lui. Face à l’individu déraciné de la modernité, opposons l’individu enraciné qui n’est aucunement antinomique avec le collectif, puisque bien au contraire, il en est le pilier.