Ce paganisme qui ne dit pas son nom

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ChroniqueTâchons donc, le temps de cette chronique, d’échapper à la barbarie ambiante sans pour autant nous noyer dans des développements sans fin.

Le 12/08/2021 à 09h00

Dans ma précédente chronique, je me suis engagé à aborder la question de l’inexistence de mon point de vue de l’individu marocain. Et je vois d’ici, avant même que je n’eusse développé ne serait-ce qu’un début d’explication, certains bien-pensants pousser des cris d'orfraie en me rétorquant: «mais comment osez-vous? Serions-nous donc des animaux à vos yeux?». Ou d’autres ergoteurs du net m’asséner des reproches du genre: «individu, personne, bonhomme,…, c’est la même chose, arrêtez avec votre philosophie barbante!».

Or, la nuance, la complexité autant que la subtilité, constituent la frontière qui sépare la civilisation de la barbarie.

Dans son magnifique essai intitulé «Les barbares», Alessandro Baricco dissèque avec précision ce qui caractérise le barbare en affirmant:

«Avec une obstination digne d’un certain respect, le barbare a cessé de penser que le chemin vers le sens passait par l’effort et que le sang du monde coulait en profondeur, là où seul un dur travail de fouilles pouvait l’atteindre».

Tâchons donc, le temps de cette chronique, d’échapper à la barbarie ambiante sans pour autant nous noyer dans des développements sans fin.

«Individu» procède du latin «individuum», qui veut littéralement dire ce qui ne peut pas ou plus être divisé. Ce dernier, l’individu, est sur un plan d’avantage théorique que pratique, un être autonome dont les actes et les pensées ne sont dictés ni par une tutelle extérieure ni par de fausses croyances, mais par la raison, fondement de la morale moderne. Quand l’individu moderne ne brule pas le feu rouge à minuit dans une rue déserte, ce n’est pas par crainte de la police ou de Dieu, mais par respect de la présence hypothétique de l’autre, et parce qu’il conçoit parfaitement que si chacun le fait dès que l’autorité est absente, c’est l’anarchie qui va en découler. Sa morale est contractuelle et fondée sur la réciprocité.

L’individu a été, pour la petite parenthèse historique, le projet phare de la modernité et ce dès ses débuts à travers ce qui fut qualifié d’Humanisme. Cette dernière, s’est efforcée de le faire advenir, l’individu, en déconstruisant souvent brutalement les appartenances collectives et les croyances surnaturelles, afin de permettre à ce dernier d’éclore en accédant à la raison, la volonté et la liberté.

La «personne», du latin «Persona» veut dire «masque», et désigne cette intelligence sociale qui nous permet de nous adapter à chaque environnement en portant littéralement le bon masque. Nous ne sommes effectivement pas la même personne quand on est en famille, au travail, au tribunal, avec les amis ou encore quand on est seul avec soi-même. La personne est donc cette interface de nous même, qui est forgée par le collectif, les conventions, les mœurs, la société et les différents milieux où nous sommes amenés à évoluer.

Maintenant, qu’en est-il du Marocain?

Commençons par notre rapport à la loi. Ce rapport, je le qualifie de «paganisme juridique». Le Marocain lambda, et il vous suffit de vous mettre au volant pour le constater, ne respecte la loi que quand elle est incarnée dans la chaire du policier. Si le policier n’est pas là, c’est que quelque part Dieu n’est pas là aussi, et par conséquent tout est permis. Nous ne croyons dans le fond qu’en une loi incarnée. Dans sa forme écrite ou abstraite, elle est souvent vue comme une contrainte avec laquelle il faut composer, ou contourner dans la mesure du possible. L’expression «sir d3ini» ou «tla3 l rbat» qu’il nous est arrivé à tous d’entendre, est une manière somme toute barbare de dire «ta loi abstraite, ton code pénal et ta constitution ne valent rien pour moi, seul valent à mes yeux [lm3araf], la vraie loi, la loi incarnée».

Dans le monde du commerce, loin de la rationalité économique et des règles éthiques, c’est des expressions comme «lhamza», «lghafla» ou «lhawta» qui font souvent malheureusement office de référentiel éthique. Certains ne disent-ils pas «Allah yj3al l ghefla ma bin al baya3 w al chari»? Ainsi, marchandez autant que vous voulez, vous aurez toujours après votre achat cet arrière-goût amer de l’arnaque. Certes, les commerçants ou «m3allam» honnêtes existent bel et bien, mais admettons au moins qu’ils ne sont pas légion.

Au niveau religieux, le Dieu invisible et transcendant est volontiers remplacé pour beaucoup par un fétichisme des rites, un petit Coran de dix centimètres sur cinq dans la boîte à gants, un «hada min fadl rabi» sur le pare-brise arrière, ou encore un chapelet enroulé autour de la boîte à vitesse. Le rite est fondamental, la morale est optionnelle. Une bigoterie qui aurait pu être sympathique, si elle ne servait d’alibi à des inquisiteurs en herbe qui voient volontiers la paille qu’il y a dans l’œil de leur prochain, sans voir la poutre qu’il y a dans le leur. Au fond et au risque de paraître provocateur, je dirais que certains, en pratiquant leurs rites religieux, s’adorent eux-mêmes en train de pratiquer le rite, davantage qu’ils n’adorent Dieu.

Il résulte de tout cela que notre société prend, et je le déplore profondément, davantage la forme d’un espace de prédation, de pillage et de lutte de tous contre tous, que d’un collectif solide, fondé sur des individus autonomes, responsables et à la morale profondément ancrée.

Nous ne naissons pas individu mais nous le devenons. L’individu n’est donc pas un état de nature, mais un construit civilisationnel.

Cet individu, le nôtre, car il ne s’agit aucunement de mimer ou de greffer une conception occidentale de ce dernier, se doit d’émerger à partir du terreau fertile de notre spiritualité et de notre civilisation. Car la meilleure citadelle de la morale réside dans l’âme et la conscience de chacun de nous.

Tâchons donc à notre échelle individuelle de créer cet individu qui s’interdit le mal, non par crainte d’une punition divine ou humaine, mais par crainte de ne pas être à la hauteur de ce que Dieu, autant que la communauté, attendent de lui. Face à l’individu déraciné de la modernité, opposons l’individu enraciné qui n’est aucunement antinomique avec le collectif, puisque bien au contraire, il en est le pilier.

Par Rachid Achachi
Le 12/08/2021 à 09h00

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"L'individu dechiré", quoique c'est la réalité, malheureusement, la question nous doivons pose c'est: comment on a eu cet individu? L'analyse doit poser sur l'apport historique, politique et socio-culturelle. L'analyse afin d'en sortir, mais pas pour dissuter sans boussole.

Comment faire de l'individu sous-éduqué un citoyen respectueux du bien commun, telle est la mission des politiques publiques

Ceci nous ramène à l'éternelle question de l'identité marocaine et cette espèce de "schizophrénie" culturelle, linguistique, etc., entre héritages amazigh, arabe, colonial. Le problème, entre autres, est qu'on présente aux enfants comme étant un idéal le modèle occidental, et les parents souvent défaitistes leur font comprendre très tôt que la réussite sociale (financière, s'entend...) se situe sur l'autre continent - y compris, de façon assez hypocrite, par de prétendues élites se réclamant d'un patriotisme hystérique et dont on retrouve les progénitures dans les écoles internationales les plus huppées, celles-ci n'étant en fait que des institutions néocoloniales... C'est donc à mon sens un changement en profondeur de l'école publique qu'il conviendrait d'entreprendre courageusement.

A mon sens , la pauvreté materielle et l'ignorance sont deux élements fondamentaux à l'origine de cette defaillance humaine . Une bonne éducation , depuis le jeune âge de l'être humain (pour ne pas dire personne ou individu ) , en addition d'un statut social correct à l'âge adulte , sont nécessaires pour construire , ultérieurement , un citoyen avec une "marque d'ethique" responsable et integré C'est une mission facile à conceptualiser mais demeure difficile à pratiquer !

Et que dire de ces personnes qui croient que leur aisance matérielle les dispense de l'observation de certaines règles ?

Il est temps que l'individu marocain ait des valeurs sans tout relier à la religion, certe la religion est une référence et en tant que pays musulman doit nous aider à vivre dans le respect et l'honnêteté mais la majorité est loin de ce mode de vie. Je ne saurai pas donner un meilleur exemple que celui que vous avez évoqué dans l'article , la conduite, vivant dans un pays étranger et ne visitant le maroc qu'une fois au 3 ans c'est toujours un choc pour moi , on se croirait dans une jungle, le plus fort , le malin , gagne toujours. Le pire c'est même les gens qui voyagent, ils s'adaptent pendant leurs séjour, mais une fois au maroc tout est oublié.

Texte rempli de bon sens mais je crains fort que ce ne soit qu'un simple cri dans le désert car le terreau n'est pas fertile pour le cerner et s'imprégner de tout son sens y compris chez la supposée élite intellectuelle. Il faut UNE RÉVOLUTION DES MENTALITÉS pour avancer mais je ne vois pas le début du commencement de quoi que ce soit dans ce sens ! Car la situation actuelle est le résultat d'un enchevêtrement de pratiques malfaisantes au niveau de l'éducation familiale d'abord (infantilisation permanente),la rue et l'école prennent le relais ensuite.Le résultat final est donc prévisible : Une société où régne l'absurdité et la loi de la jungle !

Bonsoir Observateur libre. Je partage plusieurs points de votre raisonnement, mais à mon avis vous avez oublié un facteur important, c'est l'éducation internet qui occupe aujourd'hui une place importante dans notre société. Elle est imprévisible et incontrôlable et de plus c'est elle l'élite partout dans notre petit monde. Pour l'heure, il faut reconnaître qu'elle a déjà apporté quelques changements significatifs dans notre pays. Cordialement.

Bonjour Monsieur Rachid Achachi. Excellente analyse, élégante, pédagogique, constructive et civique. C'est un beau travail. J'ai lu et relu votre chronique et le mot-clé principal que j'en garderai n'est pas l'individu. C'est un mot que vous avez évité volontairement ou involontairement et qui raisonne en écho au fur et à mesure de votre analyse. C'est le mot éducation. Le grand homme d'état britannique Benjamin Disraeli disait : "De l'éducation de son peuple dépend le destin d'un pays.". La bonne éducation n'a pas de race, pas de religion, pas de pays, elle est tout simplement humaine. Cordialement.

Excellent "diagnostic", j'ose espérer que le nouveau modèle de développement soit "la prescription".

Merci beaucoup Mr Achachi, je considère, toujours,vos articles comme des ateliers à réflexion. J'ai aimé :" Le rite est fondamental, la morale est optionnelle". Vous dressez devant nous une miroir claire, sans bulles. Je disais toujours,si nous voulons nous connaître, en tant que marocains, allez voir un rond-point sans policier (Hamdoullah le commerce libre d'armes à feu est interdit chez nous)... La metapolitique marocaine, qui vous est chère, doit impérativement,intéressée tout initiateur de programme politique ou programme de développement..

Belle analyse, lucide et ambitieuse, que trop peu ont le courage de formuler. Merci à vous M. Rachid ! Une piste de réflexion : ce que vous décrivez chez certains comme étant un défaut d'intégrité ne tiendrait-il pas d'une certaine éducation défaillante (ou plus largement, d'un certain système éducatif défaillant, tant familial qu'institutionnel, basé sur le principe binaire de sanction/récompense), qui tendrait à déresponsabiliser l'individu et à l'infantiliser systématiquement même à l'âge adulte, de sorte que règnent les lois de l'intérêt personnel (ou au mieux tribal) et du profit avant quelque forme de transcendance collective, sinon de morale supérieure... ?

Ceci dit, reste à savoir comment forger cet individu ideal. Ça releve du platonisme. Même dans les pays dites " civilisés et raffinés " on entend de temps à autre des scandales de toutes sortes: corruption, arnaque ,et j'en passe.

Vous êtes un individu que je respecte et apprécie et que le remercie pour cette analyse trés réelle.!

Quel plaisir de vous lire , ça fait un bien fout de voir autant de lucidité sur notre société

Nos décideurs dont l'obligation de comaté les fissures, sont les premiers profiteurs et en flagrant du vide législatif; beaucoup d'exemples si je ne me suffi de la vente d'une assurance à un pays étranger ... On dit que l'éducateur ne transmis que son éducation. Les sentiments de la responsabilité morale est une question de culture et de bonne gouvernance.

Trop facile de jeter la pierre aux "décideurs" à chaque fois. Soyez un individu et prenez vos responsabilités. Un enfant rejette la faute sur les autres, un homme se corrige.

certains, en pratiquant leurs rites religieux, s’adorent eux-mêmes en train de pratiquer le rite, davantage qu’ils n’adorent Dieu.

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