Depuis plusieurs semaines, la guerre civile s’est rallumée en Libye, un pays aux colossales potentialités qui n’en finit pas de s’enfoncer dans le chaos.
Dernier épisode de la crise, depuis le report des élections prévues au mois de décembre 2021, l’opposition entre le Premier ministre du gouvernement d’Union nationale, Abdelhamid Dbeibah et Fathe Bachaga, le Premier ministre désigné par le Parlement de Tobrouk s’est transformé en une sanglante confrontation ayant fait des dizaines de morts à Tripoli.
Plus que jamais le pays est coupé en deux, entre la Cyrénaïque à l’Est et la Tripolitaine à l’Ouest. Avec en plus une scission dans la ville de Misrata qui fait la jonction entre les deux régions, les deux Premiers ministres étant originaires de cette ville.
Comme nous l’avons vu dans une précédente chronique intitulée «Les constantes libyennes», la Libye est vaste de 1.759 540 km2, mais c’est une immensité vide car elle n’est peuplée que de 7 millions d'habitants. Citadins à plus de 90%, les Libyens sont à plus de 80% concentrés le long du littoral méditerranéen.
Toute la vie politique libyenne est conditionnée par deux grandes constantes qui sont l’opposition entre l’Ouest et l’Est d’une part et le poids du tribalisme d’autre part.
La Libye fait ainsi à la fois partie du Maghreb et du Machreq, de l’Ouest et de l’Est.
La Cyrénaïque qui a jadis été imprégnée d’une puissante marque hellénistique est culturellement rattachée au Machreq, alors que la Tripolitaine qui a subi l’influence carthaginoise fait partie du Maghreb.
Durant l’Antiquité, la limite entre les deux régions était matérialisée par l’«autel des Frères Philènes» édifié au fond du golfe de la Grande Syrte. Avec réalisme, les Romains tinrent compte de cette dichotomie, et c’est pourquoi, en 285-286, l’Empereur Dioclétien fit de l’Egypte et de la Cyrénaïque une dépendance de Byzance (Constantinople), donc de l’est, cependant que la Tripolitaine demeurait sous la juridiction de Rome, donc de l'ouest.
Aujourd’hui comme hier, la Libye est donc formée de deux grands ensembles aux fortes personnalités géographiques, humaines, historiques, politiques et économiques. A l’ouest, la Tripolitaine avec la capitale Tripoli, est tournée vers la Tunisie. A l’est, séparée de la Tripolitaine par un bloc saharien de plus de 1000 kilomètres de large, la Cyrénaïque, avec pour ville principale Benghazi, regarde vers l’Egypte.
A ces deux grands ensembles, il faut naturellement ajouter leur prolongement saharien qu’est le Fezzan, une région basse largement occupée par de vastes étendues dunaires, les edeyen (erg), qui forment les deux grandes dépressions de Mourzouk et d'Oubari.
Humainement, la Libye est un pays originellement berbère où la romanisation et le christianisation furent profondes sur le littoral. Le siècle vandale (439-533) qui y fut sans grande conséquence fut suivi par un bref épisode byzantin. Le pays vit ensuite passer les conquérants arabes, puis les Turcs. Son évolution vers l'Etat-nation entreprise par les Karamanli fut stoppée par le retour des Ottomans en 1835.
La seconde grande constante libyenne est le tribalisme. Comme l’a écrit Moncef Ouannes, le pays est une «société à deux dynamiques, celle du pouvoir et celle des tribus», la grande réalité socio-politique y étant la faiblesse du pouvoir par rapport aux tribus.
Au nombre de plusieurs dizaines, si toutefois nous ne comptons que les principales, mais de plusieurs centaines si nous prenons en compte toutes leurs subdivisions, les tribus libyennes sont groupées en çoff (alliances ou confédérations), épousant largement les deux grandes unités territoriales de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine.
Traditionnellement, les tribus les plus fortes contrôlaient les immenses couloirs de nomadisation de l'axe Méditerranée-Fezzan. Les tribus les plus faibles pratiquaient, quant à elles, un semi-nomadisme régional.
Le tribalisme libyen présente trois grandes caractéristiques:1- L'allégeance des tribus au pouvoir central est fondée sur des négociations permanentes. Les évènements qui ont suivi la fin du régime Kadhafi l’ont tragiquement montré.2- Les bases territoriales des groupes tribaux ont glissé vers les villes mais les liens tribaux ne se sont pas distendus pour autant.3- Les apparentements tribaux dépassent les frontières de la Libye.
Comme je l’ai montré dans une précédente chronique, le colonel Kadhafi avait conservé le système tribal tout en l'encadrant à travers un système administratif moderne, avec préfectures (muhāfazāt) et municipalités (baladīyat). Aujourd’hui, le mal profond de la Libye est l’éclatement des confédérations tribales.