Un été dans le nord

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ChroniqueSouvenirs d’un tournage mouvementé, dans une région à la fois magnifique et difficile, au cours d’une année où plein de petites choses étaient en train de changer au Maroc…

Le 27/03/2021 à 09h00

C’était à Tétouan, en l’an 2000. Je marchais dans les rues du vieux Tittawen, près du Mechouar. Là, aux alentours de cette place immémoriale, je remarquai, stupéfait, que plusieurs terrasses de cafés exposaient d’énormes portraits de Abdelkrim Khattabi, posés sur le sol. Même un vieux coiffeur, dont le salon ressemblait à ce qu’on appelle une «bniqa», c'est-à-dire une toute petite échoppe, «exposait» à son tour le grand Abdelkrim.

J’ai demandé autour de moi pour comprendre la raison de cette exposition qui ressemblait à une démonstration. On m’a expliqué qu’avant, il était à peu près interdit d’afficher des portraits du Zaïm du Rif. C’était un acte fortement déconseillé, parce que considéré comme une forme de rébellion. Cette interdiction qui ne disait pas son nom venait apparemment d’être levée au moment où je déambulais, nonchalant, dans les ruelles du vieux Tittawen…

Cette anecdote, qui peut paraître étonnante, raconte à sa manière quelques-uns parmi les nombreux changements (je préfère parler de «glissements») qui ont vu le jour avec l’avènement d’un nouveau règne au Maroc. Certains d'entre vous s’en souviendront peut-être…

Autre anecdote, toujours dans l’air du temps, toujours dans ce Rif renaissant à l’aube du nouveau millénaire. Cette fois, nous sommes dans l’une de ces magnifiques stations balnéaires au bord de la Méditerranée, non loin de Tittawen. J’assiste au tournage d’un film au casting international. On tourne et retourne la même scène, un extérieur/jour au bord de l’eau, les prises durent une éternité. Je m’ennuie. Alors je regarde de l’autre côté, quelques mètres plus loin, et j’observe des gosses de riches roulant sur l’eau à bord de jet-ski et de scooters de mer, tous ces engins qui ont proliféré depuis le changement de règne.

Soudain, c’est le drame. Un jet-skieur vient de heurter deux jeunes baigneuses. Accident mortel. Les deux jeunes femmes sont mortes sur le coup. Après quelques minutes de panique générale, le tournage peut reprendre, la foule est dispersée et je reste devant les corps inanimés des deux jeunes femmes. Qui sont-elles? Personne ne sait, personne ne les connaît. Alors les gendarmes, après quelques minutes de flottement, décident d’évacuer les corps… Et de relâcher le jet-skieur, après un interrogatoire de routine. Tout simplement!

De cet été 2000, pour ne pas dire de toute cette année 2000, j’ai gardé des histoires et des images folles, littéralement. Mes doigts en fourmillent encore. Tittawen, Castillejos (Fnideq), Rincon (Mdiq), Martil, les plages privées de la Méditerranée (dont beaucoup sont redevenues publiques depuis), Oued Laou, le petit village d’Awchtam, ces itinéraires montagneux que seuls les contrebandiers empruntaient, en suivant point par point le «tracé GSM», pour pouvoir communiquer avec leurs passeurs et relayeurs…

Et puis ces soirées parfois trop arrosées, ces lendemains difficiles, ces prises de bec, ces apartés, ces changements de personnel, de planning, et ce continuel va-et-vient…

Tout cela fait partie de l’aventure d’un film («Et après»), que le regretté Mohamed Ismaïl a tourné dans le nord, son nord à lui, durant ce mémorable été 2000. Je l‘ai accompagné dans toutes les étapes du film, des plus heureuses aux plus difficiles, en tant que chargé de com’ et surtout en tant qu’ami... et amoureux fou de cinéma bien entendu. Comme lui. Parce qu’il fallait beaucoup d’amour et surtout un grain de folie pour arriver à bout de ce tournage mouvementé, avec son casting foisonnant (de Mohamed Bastaoui, un acteur et un type extraordinaire, à Victoria Abril, star espagnole et nature exubérante, complètement déchaînée), avec ses figurants intenables, sa production laborieuse, etc.

Tourné dans la joie, mais aussi dans la douleur, «Et après» gagna le grand prix au Festival national du film, l’année suivante. Mohamed Ismail en sortit grandi, mais avec quelques cheveux blancs de plus. Je salue sa mémoire, lui qui vient de disparaître il y a quelques jours, avec une belle pensée pour sa petite famille et pour son frère Mourad, un gentleman. Repose en paix, l’ami.

Par Karim Boukhari
Le 27/03/2021 à 09h00