Mais où va-t-on comme ça ?

DR

ChroniqueC’est ce que nous demandent, à peu près, deux des meilleurs cinéastes marocains : Noureddine Lakhmari et Nabil Ayouch. Qui sont très, très inquiets, et semblent porter tous les malheurs du Maroc sur leurs épaules.

Le 03/03/2018 à 18h04

Disparités sociales, modernité mal assumée ou mal acceptée, montée de l’intolérance, un ascenseur social en panne qui laisse les pauvres en bas, une bourgeoisie nombriliste et enfermée dans une bulle, des décideurs corrompus, une enfance traumatisée, la rue dominée par des mâles en rut, des couches sociales qui ne se font que se frôler sans jamais se mélanger, des conflits à tous les étages, crise de valeurs, de modèles, d’identité, etc.

Mais où va-t-on comme ça ?

Voilà ce que nous demandent, à peu près, deux des meilleurs cinéastes marocains : Noureddine Lakhmari et Nabil Ayouch. Qui sont très, très inquiets, et semblent porter tous les malheurs du Maroc sur leurs épaules. Les titres de leurs films, sortis à quelques semaines d’intervalle, résument très bien leur état d’esprit : «Burn out», «Razzia».

Et ça va mal, très mal.

Les deux films se font étrangement écho l’un à l’autre. En plus de décrire une société qui va dans le mur, ils sont bâtis sur des principes quasi identiques : histoires et destins qui se croisent, personnages principaux éclatés en une multitude de personnages secondaires, multiplication des prêches (l’arabisation a cassé l’école publique) et des mises en garde (attention à la révolte des pauvres et des laissés pour compte).

Nous sommes en présence d’un cinéma choral et moral, qui rappelle parfois l’univers grandiloquent d’un Claude Lelouch. Et auquel le cinéma marocain s’est déjà essayé par le passé, avec des fortunes diverses («La Symphonie marocaine» ou «Les Casablancais»).

Avec, toujours, cette volonté de tricoter un film transversal, qui décrit une ville, une société, un pays. Cette volonté aussi de renvoyer constamment à l’actualité (les émeutes populaires, les riches qui ne comprennent rien à leur monde, les pauvres qui s’impatient).

Nos meilleurs cinéastes font comme Youssef Chahine au soir de sa vie, avec son testamentaire «Hiya fawda», quand il disait à l’Egypte : ça sera le chaos ! Ils endossent donc l’habit de l’observateur social et politique. Ils discourent et mettent en garde. Comme un oracle ou un télévangéliste à la vision eschatologique. Nous sommes au bord du précipice, ce que d’autres appellent la fin du monde, la fin de tout, le chaos…

Après avoir longtemps tourné le dos à l’écho de la société, notamment au plus fort de la répression de l’époque dite « années de plomb », le cinéma marocain se découvre donc une conscience politique. C’est récent et c’est lourd, très lourd. Nous sommes passés du tout au tout et sans transition, sans humour, peut-être aussi sans nuance. Et sans cette indispensable mise à plat que permet le cinéma personnel, sobre et intime.

En regardant les fresques que sont «Razzia» et «Burn out», j’ai songé à un petit film mexicain sorti il y a quelques années. «Année bissextile». Ou le portrait d’une société (le Mexique, donc, immense pays à la morphologie et aux codes si complexes), à travers un tout petit huis clos, avec un homme et une femme qui s’affrontent sans vraiment se parler, dans l’immensité d’une chambre à coucher.

«Année bissextile» fait confiance à la gestuelle des corps et des regards, il les laisse dessiner tous les conflits de la société et brosser le portrait d’un pays. C’est extrêmement ambitieux mais cela part de l’intime, du personnel, de trois fois rien, avant de grimper et d’aller tout en haut.

Notre cinéma ne fait pas encore confiance à cette démarche-là. Peut-être qu’il y viendra un jour, peut-être qu’il reviendra au commencement, au Moi, à la simplicité des mots et des parures, des postures aussi. Avec un cinéma qui arrive à exprimer de grandes choses en se servant de toutes petites choses. Ce que des pays voisins, comme la Tunisie ou l’Algérie, arrivent régulièrement à faire…

La sincérité et le militantisme même maladroit exprimés dans des films comme «Razzia» ou «Burn out» sont peut-être un début qui mènera, plus tard, vers le chemin de l’intime. Il faut l’espérer, mon frère, parce que la route est longue.

Par Karim Boukhari
Le 03/03/2018 à 18h04