Le milieu rural et ses femmes ont subi de grandes mutations.
Les citadins nostalgiques, amoureux de la campagne, comme moi, râlent: «Laâroubya (la campagne) a changé!» Le pain n’est plus aussi frais, croustillant, doré, cuit dans lmakhbèse ou lfarrahe en terre cuite, sur le bois transporté par les femmes-fardeaux, sur leurs dos courbés.
Le four à gaz cuit le pain sans brûler les mains et les visages. La cocotte-minute a remplacé le succulent tajine mijoté à feu doux sur le charbon.
Le savoureux raïb (lait caillé), couvert d’une généreuse couche de crème jaune au goût des fleurs de saison que broutent les vaches, et le lbène, petit-lait, deviennent fades. Ils ne fermentent plus dans la chakouwa (outre) en peau de chèvre, secouée pendant des heures par les bras féminins.
Le thé n’est plus délicieux, préparé avec une eau naturelle, puisée à la force des muscles féminins. La technologie a réduit les corvées, mais la charge de travail dans les foyers et les champs est épuisante.
L’écart entre le mode de vie des rurales et celui des citadines se réduit.
Les familles envoient leurs filles travailler en ville. Analphabètes ou à peine lettrées, sous-qualifiées, elles travaillent durement dans le secteur informel sans garantie. Elles offrent aux mères des outils pour améliorer leur confort. Elles permettent aux frères et sœurs d’être scolarisés.
Plusieurs filles travaillent pour un même foyer.
L’électricité a transformé les habitudes. Les réfrigérateurs ont simplifié la vie des ménagères. La télévision et les chaînes satellitaires ont rompu le rythme biologique d’une population qui vivait avec le lever et le coucher du soleil. L’absence de loisirs pousse à la consommation excessive de télévision.
Les smartphones, Internet et les réseaux sociaux ont bouleversé les mentalités.
Les femmes se sont libérées grâce au smartphone. Elles sont connectées aux villes et subissent les mêmes influences que les citadines. Internet leur permet d’améliorer leur mode de vie, leur hygiène, leur cuisine. Beaucoup apprennent des savoir-faire et produisent des articles qu’elles vendent. Mais les fillettes utilisent les réseaux sociaux en toute naïveté, publiant parfois des photos d’elles-mêmes qui les exposent aux menaces de vautours.
Les rurales sont plus nombreuses à travailler que les citadines: 27% contre 20%. Mais les salaires sont trop bas: plus de 60% sont analphabètes. 9 femmes sur 10 travaillent dans l’agriculture. 90% n’ont aucun diplôme.
Elles ne font que 2 ou 3 enfants pour bien les éduquer. Elles font attention à leur bien-être pour éviter le vieillissement prématuré comme leurs ainées. Leurs filles les conseillent. Le savoir et le savoir-faire étaient transmis de mère à fille; les rôles se sont inversés.
Les rurales sont de plus en plus scolarisées, mais moins que les citadines. Le taux de scolarisation au primaire est de 60%, contre 97% pour les citadines.
L’abandon scolaire est important en fin de primaire. Les douars ne sont pas pourvus en collèges et lycées. Au collège, le taux des filles rurales est de 40%, contre 80% en ville. L’abandon scolaire au collège est 4 fois plus important qu’en ville. Toute possibilité de formation est inexistante. Il leur reste le mariage précoce ou l’exploitation dans de durs travaux.
Elles parcourent de longues distances, en montagne, sous la pluie, le vent, la neige, le soleil. Lors des journées courtes, elles tâtonnent dans l’obscurité. L’Etat et des associations équipent des douars en bus et charrettes, mais les besoins restent énormes.
Envoyer sa fille en ville est coûteux et non sécurisant. La création de Dar Taliba, internats pour filles près des collèges et des lycées, a permis à des centaines de rurales de réussir. Mais ces internats ne couvrent pas tout le Royaume.
Les rurales scolarisées sont très ambitieuses. Elles veulent devenir gendarme, policière, ingénieur, médecin.
L’espérance de vie à la naissance des Marocaines est de 75,3 ans pour les rurales contre 79,6 ans pour les citadines. Un écart de 4,3 ans! Les conditions de vie et la faiblesse des soins de santé en sont responsables.
Quand il y a des dispensaires, les médecins sont souvent absents, ou ne viennent que le jour du souk. L’infirmier sur place reste limité. Aller à l’hôpital est difficile vu le prix des moyens de transport. Des ambulances ont été mises à la disposition des populations, mais ne couvrent pas tout le territoire.
Les familles vivent dans une précarité aggravée par des années de sécheresse. Elles peinent à assurer le minimum vital: pain, sucre et thé.
Les rurales peinent à obtenir leurs droits en cas d’héritage ou de divorce: pas de moyens pour aller aux tribunaux, pour payer les avocats. Souvent démunies de leurs droits, elles s’appauvrissent davantage, elles et leurs enfants.
Le monde rural a longtemps été négligé par l’Etat. Aujourd’hui, il fait partie de ses priorités: électrification généralisée, eau potable, désenclavement, aide aux familles et aux élèves…
Mais un des grands obstacles est la dispersion des douars: 33.000. Il est impossible d’équiper des petits regroupements d’habitations.
Les rêves des filles ont changé, alimentés par Internet. Elles souhaitent toutes quitter la campagne pour la ville, pour l’étranger qu’elles perçoivent comme un paradis. Elles trouvent la campagne sale, monotone, sans loisirs et sans opportunités d’amour et de réussite. Elles rêvent de devenir célèbres, riches et puissantes comme les modèles qu’elles admirent sur Internet. Des rêves souvent brisés par la réalité, engendrant de grandes frustrations.
Pour la Journée internationale des droits des femmes, j’ai voulu rendre hommage à ces rurales et à tous les paysans. C’est grâce à leur force de travail et à l’habileté de leurs mains que nos tables débordent de produits d’un terroir si riche et si généreux.