Une tendre pensée pour les femmes rurales

Soumaya Naâmane Guessous.

Soumaya Naâmane Guessous.

ChroniqueElles sont de vraies battantes, combatives, qui luttent au quotidien, dans la plus grande discrétion.

Le 10/03/2023 à 11h01

Le milieu rural et ses femmes ont subi de grandes mutations.

Les citadins nostalgiques, amoureux de la campagne, comme moi, râlent: «Laâroubya (la campagne) a changé!» Le pain n’est plus aussi frais, croustillant, doré, cuit dans lmakhbèse ou lfarrahe en terre cuite, sur le bois transporté par les femmes-fardeaux, sur leurs dos courbés.

Le four à gaz cuit le pain sans brûler les mains et les visages. La cocotte-minute a remplacé le succulent tajine mijoté à feu doux sur le charbon.

Le savoureux raïb (lait caillé), couvert d’une généreuse couche de crème jaune au goût des fleurs de saison que broutent les vaches, et le lbène, petit-lait, deviennent fades. Ils ne fermentent plus dans la chakouwa (outre) en peau de chèvre, secouée pendant des heures par les bras féminins.

Le thé n’est plus délicieux, préparé avec une eau naturelle, puisée à la force des muscles féminins. La technologie a réduit les corvées, mais la charge de travail dans les foyers et les champs est épuisante.

L’écart entre le mode de vie des rurales et celui des citadines se réduit.

Les familles envoient leurs filles travailler en ville. Analphabètes ou à peine lettrées, sous-qualifiées, elles travaillent durement dans le secteur informel sans garantie. Elles offrent aux mères des outils pour améliorer leur confort. Elles permettent aux frères et sœurs d’être scolarisés.

Plusieurs filles travaillent pour un même foyer.

L’électricité a transformé les habitudes. Les réfrigérateurs ont simplifié la vie des ménagères. La télévision et les chaînes satellitaires ont rompu le rythme biologique d’une population qui vivait avec le lever et le coucher du soleil. L’absence de loisirs pousse à la consommation excessive de télévision.

Les smartphones, Internet et les réseaux sociaux ont bouleversé les mentalités.

Les femmes se sont libérées grâce au smartphone. Elles sont connectées aux villes et subissent les mêmes influences que les citadines. Internet leur permet d’améliorer leur mode de vie, leur hygiène, leur cuisine. Beaucoup apprennent des savoir-faire et produisent des articles qu’elles vendent. Mais les fillettes utilisent les réseaux sociaux en toute naïveté, publiant parfois des photos d’elles-mêmes qui les exposent aux menaces de vautours.

Les rurales sont plus nombreuses à travailler que les citadines: 27% contre 20%. Mais les salaires sont trop bas: plus de 60% sont analphabètes. 9 femmes sur 10 travaillent dans l’agriculture. 90% n’ont aucun diplôme.

Elles ne font que 2 ou 3 enfants pour bien les éduquer. Elles font attention à leur bien-être pour éviter le vieillissement prématuré comme leurs ainées. Leurs filles les conseillent. Le savoir et le savoir-faire étaient transmis de mère à fille; les rôles se sont inversés.

Les rurales sont de plus en plus scolarisées, mais moins que les citadines. Le taux de scolarisation au primaire est de 60%, contre 97% pour les citadines.

L’abandon scolaire est important en fin de primaire. Les douars ne sont pas pourvus en collèges et lycées. Au collège, le taux des filles rurales est de 40%, contre 80% en ville. L’abandon scolaire au collège est 4 fois plus important qu’en ville. Toute possibilité de formation est inexistante. Il leur reste le mariage précoce ou l’exploitation dans de durs travaux.

Elles parcourent de longues distances, en montagne, sous la pluie, le vent, la neige, le soleil. Lors des journées courtes, elles tâtonnent dans l’obscurité. L’Etat et des associations équipent des douars en bus et charrettes, mais les besoins restent énormes.

Envoyer sa fille en ville est coûteux et non sécurisant. La création de Dar Taliba, internats pour filles près des collèges et des lycées, a permis à des centaines de rurales de réussir. Mais ces internats ne couvrent pas tout le Royaume.

Les rurales scolarisées sont très ambitieuses. Elles veulent devenir gendarme, policière, ingénieur, médecin.

L’espérance de vie à la naissance des Marocaines est de 75,3 ans pour les rurales contre 79,6 ans pour les citadines. Un écart de 4,3 ans! Les conditions de vie et la faiblesse des soins de santé en sont responsables.

Quand il y a des dispensaires, les médecins sont souvent absents, ou ne viennent que le jour du souk. L’infirmier sur place reste limité. Aller à l’hôpital est difficile vu le prix des moyens de transport. Des ambulances ont été mises à la disposition des populations, mais ne couvrent pas tout le territoire.

Les familles vivent dans une précarité aggravée par des années de sécheresse. Elles peinent à assurer le minimum vital: pain, sucre et thé.

Les rurales peinent à obtenir leurs droits en cas d’héritage ou de divorce: pas de moyens pour aller aux tribunaux, pour payer les avocats. Souvent démunies de leurs droits, elles s’appauvrissent davantage, elles et leurs enfants.

Le monde rural a longtemps été négligé par l’Etat. Aujourd’hui, il fait partie de ses priorités: électrification généralisée, eau potable, désenclavement, aide aux familles et aux élèves…

Mais un des grands obstacles est la dispersion des douars: 33.000. Il est impossible d’équiper des petits regroupements d’habitations.

Les rêves des filles ont changé, alimentés par Internet. Elles souhaitent toutes quitter la campagne pour la ville, pour l’étranger qu’elles perçoivent comme un paradis. Elles trouvent la campagne sale, monotone, sans loisirs et sans opportunités d’amour et de réussite. Elles rêvent de devenir célèbres, riches et puissantes comme les modèles qu’elles admirent sur Internet. Des rêves souvent brisés par la réalité, engendrant de grandes frustrations.

Pour la Journée internationale des droits des femmes, j’ai voulu rendre hommage à ces rurales et à tous les paysans. C’est grâce à leur force de travail et à l’habileté de leurs mains que nos tables débordent de produits d’un terroir si riche et si généreux.

Par Soumaya Naamane Guessous
Le 10/03/2023 à 11h01

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Merci pour vos témoignages émouvant. Le seul moyen de sauver ces filles c'est la scolarité et l'insertion professionnelle. Les garçons et les jeunes hommes ruraux rêvent tous de quitter la campagne où ils s'ennuient et où la vie est dure et ne correspond pas à leur rêve. Nos campagnes vont se vider les années à venir ! En plus, les divisions des terres dans le cadre de l'héritage a diminué considérablement le surfaces cultivées par les familles. Les rendements deviennent de plus en plus dérisoires, surtout chez une population qui n'est pas toujours équipée en machines et en équipement modernes. Il est vrai que l'Etat s'implique grandement. Mais l'attrait des villes et de l'émigration est plus fort. Je vous souhaite une très belle semaine

Courage et bravo à ces femmes , épouses, mère et soeures des communes rurales qui travaillent durement pour faire vivre leur foyer dans la dignité. Elles méritent respect et estime. OUI , la carence en équipement et en infrastructure de première nécessité dans les douars , les villages de l'atlas sont la conséquence de la politique du tout privé, payant et réservé à ceux qui en ont les moyens. Votre passage sur les filles rurales qui rêvent de richesse et de célébrité est malheureusement vrai. Ce rêve fantasmé a conduit une jeune marocaine d'origine rurale , il y a quelques mois à gagner seule l'Europe de l'EST pour pensait t'elle y réussir sa vie sur tous les plans. La pauvre sera violée et tuée dans un pays d'Europe de l'EST qu'elle pensait peut être sans risque pour une jeune femme seul

Bjr professeure!Votre joli témoignage me rappelle une belle histoire.Un jour,j'étais dans un compartiment d'un train allant à Casa.Me tenaient compagnie deux campagnards très sympatiques.Soudain,l'hajja dit à son mari:"Tu te rappelles l'agneau que tu m'avais offert?"L'haj lui répondit:"Oui."A ce moment-là,je voulus me mêler de ce qui ne me regardait pas,je dis:"L'haj est généreux!"La belle paysanne rétorqua:"Non,il me l'avai donné pour que je m'occupe de tout le troupeau et quand mon agneau s'était engraissé,il avait rapporté 2500 dh.J'étais heureuse car je voulais acheter un bracelet pour les jours noirs.Mais je n'avais rien eu,ajouta-t-elle en riant."Nous éclatâmes d'ailleurs tous de rire.Moralité:"Les bédouines travaillent souvent pour rien.Un grand hommage à elles.Merci et bonne fête!

Sensiblerie pompeuse et vaine.

Elles sont aussi et surtout détentrices d un savoir faire ancestral exceptionnel à faire rougir de honte les lauréats des plus grandes écoles et universités ...elles représentent une véritable force économique et un levier de croissance immédiat ...elles ont trop patienté...elles vont partir et avec elles tout sera perdu ...une opportunité reste limitée par le temps ......

Merci pour ce texte très juste et tellement mérité. Je travaille avec ces femmes depuis 20 ans dans plusieurs villages dans tout le Maroc et elles sont un pilier pour le maroc du futur. Elles ont raconté leur vie dans la pièce de théâtre "99 Femmes Maroc" que je vous invite à lire.

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