Commençons par une petite chicanerie sémantique. On parle beaucoup de «narratif» depuis quelque temps. Cet adjectif substantivé est un calque du mot anglais narrative, dont la traduction correcte, en français, est le mot «récit». C’est ce dernier substantif qu’on devrait donc toujours utiliser. Hélas, l’usage est en train de consacrer «narratif». Ça fait chic mais au fond il s’agit toujours du récit.
C’est quoi, un récit? C’est une forme littéraire. Prenons comme point de départ un ensemble de faits qui se sont produits à un moment donné, dans un lieu donné. Le récit, en tant que forme littéraire, est le résultat d’un acte délibéré: on choisit certains de ces faits, on en néglige d’autres (on les oublie, on les cache…), et puis on les raconte dans un ordre arbitraire (pas nécessairement chronologique): cette narration est le récit (ou si vous préférez -pffff…- le narratif).
1. On en déduit immédiatement la première caractéristique de cette forme littéraire: pour un même ensemble de faits (une même histoire), plusieurs récits différents sont possibles.
2. Et c’est là que ça devient intéressant. Qui agence les faits comme des briques de Lego? C’est forcément un individu, un clan, un État, une coalition, etc. Il y a toujours un intérêt en jeu. Deuxième caractéristique: le récit sert toujours un intérêt. Ce qui implique:
3. Tout pouvoir cherche à imposer un récit et à (essayer de) supprimer les autres.
Muni de ces trois théorèmes, on peut essayer de garder la tête froide dans un monde qui devient fou.
Et je n’exagère pas. Je passais lundi dernier devant un kiosque à journaux qui se trouve entre les deux cafés les plus célèbres de Paris: le Flore et les Deux-Magots, là où on s’attend à chaque instant à croiser les fantômes de Sartre et de Simone de Beauvoir. Sur un des flancs du kiosque s’étalait la couverture d’un grand hebdomadaire: deux soldats équipés de pied en cap braquaient un fusil d’assaut sur le badaud avec ce titre: «Sommes-nous prêts?» La veille, à la radio, un général avait répondu à cette question: oui, nous sommes prêts à faire la guerre à la Russie.
Devant ce kiosque de Saint-Germain-des-Prés, je me mis à regarder les badauds: aucun ne semblait s’inquiéter ou s’indigner en passant devant l’effrayante affiche. Ils la regardaient et passaient outre. Les propos du général, eux non plus, n’avaient pas provoqué la panique. Rappelons que le pays de Poutine est une super-puissance nucléaire dont l’arsenal pourrait rayer de la carte toutes les villes françaises.
Pourquoi cette quasi-acceptation d’une éventuelle apocalypse par un peuple qui est par ailleurs prompt à protester si on ferme une boulangerie dans un village perdu des alpages? L’explication est simple: le seul récit qui circule en France (et en Europe) est celui de Kiev. Poutine est donc vu comme un fou qui veut attaquer et conquérir tout le continent européen (absurdité patente pour quiconque a deux sous de jugeote). Le récit russe est tout simplement absent.
Or c’est bien l’accommodation des deux récits (le russe et l’ukrainien) qui offre la seule fin possible de ce conflit. Si l’un des deux (le russe, en l’occurrence) est escamoté, déformé, voire interdit (comme la chaîne Russia Today), on ne résoudra rien. On pourrait en dire de même du conflit israélo-palestinien.
C’est une leçon pour nous. Dans l’affaire russo-ukrainienne, l’Europe cherche à imposer un récit et à supprimer l’autre. Si mes badauds parisiens de lundi dernier étaient manifestement tombés dans le panneau, rien ne nous oblige à faire de même.
Défendons nos cerveaux, notre liberté de penser, notre liberté de conscience. Lisons tous les récits.