Qui maîtrise le récit maîtrise nos cerveaux

Fouad Laroui.

ChroniqueDans l’affaire russo-ukrainienne, l’Europe cherche à imposer un récit et à supprimer l’autre. Si mes badauds parisiens de lundi dernier étaient manifestement tombés dans le panneau, rien ne nous oblige à faire de même.

Le 27/03/2024 à 12h01

Commençons par une petite chicanerie sémantique. On parle beaucoup de «narratif» depuis quelque temps. Cet adjectif substantivé est un calque du mot anglais narrative, dont la traduction correcte, en français, est le mot «récit». C’est ce dernier substantif qu’on devrait donc toujours utiliser. Hélas, l’usage est en train de consacrer «narratif». Ça fait chic mais au fond il s’agit toujours du récit.

C’est quoi, un récit? C’est une forme littéraire. Prenons comme point de départ un ensemble de faits qui se sont produits à un moment donné, dans un lieu donné. Le récit, en tant que forme littéraire, est le résultat d’un acte délibéré: on choisit certains de ces faits, on en néglige d’autres (on les oublie, on les cache…), et puis on les raconte dans un ordre arbitraire (pas nécessairement chronologique): cette narration est le récit (ou si vous préférez -pffff…- le narratif).

1. On en déduit immédiatement la première caractéristique de cette forme littéraire: pour un même ensemble de faits (une même histoire), plusieurs récits différents sont possibles.

2. Et c’est là que ça devient intéressant. Qui agence les faits comme des briques de Lego? C’est forcément un individu, un clan, un État, une coalition, etc. Il y a toujours un intérêt en jeu. Deuxième caractéristique: le récit sert toujours un intérêt. Ce qui implique:

3. Tout pouvoir cherche à imposer un récit et à (essayer de) supprimer les autres.

Muni de ces trois théorèmes, on peut essayer de garder la tête froide dans un monde qui devient fou.

Et je n’exagère pas. Je passais lundi dernier devant un kiosque à journaux qui se trouve entre les deux cafés les plus célèbres de Paris: le Flore et les Deux-Magots, là où on s’attend à chaque instant à croiser les fantômes de Sartre et de Simone de Beauvoir. Sur un des flancs du kiosque s’étalait la couverture d’un grand hebdomadaire: deux soldats équipés de pied en cap braquaient un fusil d’assaut sur le badaud avec ce titre: «Sommes-nous prêts?» La veille, à la radio, un général avait répondu à cette question: oui, nous sommes prêts à faire la guerre à la Russie.

Devant ce kiosque de Saint-Germain-des-Prés, je me mis à regarder les badauds: aucun ne semblait s’inquiéter ou s’indigner en passant devant l’effrayante affiche. Ils la regardaient et passaient outre. Les propos du général, eux non plus, n’avaient pas provoqué la panique. Rappelons que le pays de Poutine est une super-puissance nucléaire dont l’arsenal pourrait rayer de la carte toutes les villes françaises.

Pourquoi cette quasi-acceptation d’une éventuelle apocalypse par un peuple qui est par ailleurs prompt à protester si on ferme une boulangerie dans un village perdu des alpages? L’explication est simple: le seul récit qui circule en France (et en Europe) est celui de Kiev. Poutine est donc vu comme un fou qui veut attaquer et conquérir tout le continent européen (absurdité patente pour quiconque a deux sous de jugeote). Le récit russe est tout simplement absent.

Or c’est bien l’accommodation des deux récits (le russe et l’ukrainien) qui offre la seule fin possible de ce conflit. Si l’un des deux (le russe, en l’occurrence) est escamoté, déformé, voire interdit (comme la chaîne Russia Today), on ne résoudra rien. On pourrait en dire de même du conflit israélo-palestinien.

C’est une leçon pour nous. Dans l’affaire russo-ukrainienne, l’Europe cherche à imposer un récit et à supprimer l’autre. Si mes badauds parisiens de lundi dernier étaient manifestement tombés dans le panneau, rien ne nous oblige à faire de même.

Défendons nos cerveaux, notre liberté de penser, notre liberté de conscience. Lisons tous les récits.

Par Fouad Laroui
Le 27/03/2024 à 12h01

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(Cont’d) In light of this, it is natural to question the reliability of historical accounts. Throughout history, those in positions of power have consistently shaped and influenced the narrative, and in today's world, those who control information hold the greatest influence.

(Cont’d) Prominent instances such as WikiLeaks, the Panama Papers, and Edward Snowden cases serve as vivid illustrations of this phenomenon. Unfortunately, a significant portion of the population is reluctant to dedicate the required time and effort to truly understand the truth (the most resistant path). Instead, they readily embrace social media influencers, news headlines, and narratives, (the less resistant path) unknowingly granting these communicators the power and effectiveness to advance hidden agendas of powerful factions. (TBC)

With the transfer of control over "information departments" from governments to social media companies (privatization), a deliberate strategy has emerged. Its aim is to overwhelm the public with an excessive amount of information, creating a formidable barrier to uncovering the truth. Even when the truth is unearthed, it is often diluted and easily overshadowed by prevailing public opinion. The task of unraveling the truth amidst a deluge of irrelevant information necessitates extensive reading and meticulous efforts to connect the dots, constructing a coherent and credible narrative supported by trustworthy references. The intentional complexity introduced into the information landscape makes it exceedingly challenging to steer public opinion towards the truth. (TBC)

The word narrative used in the media these days, especially, in relation to the conflict between Palestine/Israël is a well forged concept used intentionally to shape opinions and portray palestiniens as the aggressors and the zionists as the aggressed. All big News corporations lock their talking heads host in a series of questions designed to divert, mislead and imprison them in a trap. The questions are designed to shape the débats in favor of the aggressors instead of the aggressed.

Le mot récit utilisé dans les médias ces jours-ci, spécialement, en relation avec le conflit israélo-palestinien, est un concept bien forgé et utilisé intentionnellement pour façonner les opinions et dépeindre les Palestiniens comme les agresseurs et les sionistes comme les agressés. Toutes les grandes entreprises d'information enferment leurs têtes parlantes dans une série de questions destinées à les induire en erreur et à les emprisonner dans des questions piège. Leurs questions sont conçues pour orienter les débats en faveur des agresseurs plutôt que des agressés.

Quand on "lit les deux récits" sur le conflit Russo-Ukrainien,on ne peut s'empêcher de conclure que les deux parties sont responsables de ce drame! En exprimant le désir d’intégrer l’Otan,les dirigeants Ukrainiens ont fait preuve d'un amateurisme politique ahurissant! Qui peut imaginer un instant que la Russie allait applaudir à l'installation de bases militaires de l'Otan dans la péninsule de Crimée,territoire russe cédé à l'Ukraine en 1954, à une époque où ce pays faisait partie de l'URSS ?Pour sa part,la Russie, en attaquant l'Ukraine, a violé le traité de Minsk de 1991.Maintenant, il risque de n'y avoir qu'une seule issue : Une Ukraine neutre qui accorde une large autonomie à ses provinces russophones et oublie la Crimée. Sauf si Jupiter peut faire mieux que Napoléon en 1812 !

Jupiter se lance dans la Boxe... pour affronter le Judoka qui ne Rigole pas ! ... Ça promet ! Merci

JUPITER 🤣 👏🏿👏 ... Merci

Bonsoir Monsieur Driss. A mon avis, la question de savoir qui a tort et qui a raison, importe peu. La question que se pose tout le monde, est plutôt jusqu'où ira le Président Poutine, sachant qu'il a toujours fait ce qu'il a dit! Jupiter quant à lui, est dans sa mythologie qui inquiète surtout les Français, les Russes s'en amusent. Cordialement.

Tout est dit dans ce commentaire. Bravo, M. Driss. Vous avez parfaitement développé l'argumentaire esquissé par M. Laroui.

Quel recit ? ils font ce qu’ils veulent et se fichent de ce que nos cerveaux pensent. On le voit chaque jour en direct, en son et en image. Si les troupes françaises se disent prêtes, qu’est-ce qu’elles attendent alors? Il y a deux ans, Bruno Le Maire, ministre français de l’Économie : « Nous allons provoquer l’effondrement de l’économie russe. » Quel récit ! quel narratif ! :))) La Russie, par définition, est invincible et ne peut perdre une guerre, c’est une puissance nucléaire. Elle regorge de ressourcés naturelles. Question de bon sens : si la France entre en guerre avec la Russie, la Turquie (article 5 de l’Otan) se mettra-t-elle en guerre avec la Russie?

Si la France envoie ses troupes en Ukraine, ce sera elle qui attaque la Russie, c’est bien cela ? Et par conséquent, l’Otan ne soutiendra pas la France, puisque c’est elle qui aurait commencé, c’est ça. Et bien sûr, Poutine, tel qu'il a promis, répliquera en lançant des missiles sur Paris, ce ne sera pas une grosse surprise. Mais l’UE restera bien entendu les bras croisés, puisque la France avant d’être agressée, avait agressé l’agresseur de l’Ukraine et non l’inverse. D’où l’utilité du présent billet sur le récit.

L’article 5 du traité joue quand un membre de l’OTAN est victime d’une attaque. Or, si la France envoie des troupes en Ukraine, c’est elle qui attaquerait la Russie et pas l’inverse !

Et pourquoi on s’acharne tellement à contrôler le récit (narratif)? Justement, parce qu’en politique, il n’y a pas de bien, ni de mal. Il y a seulement l’opinion publique. Et pour façonner cette redoutable opinion publique qui impose aux décideurs une ligne de conduite dont ils se seraient souvent passés, on se livre à la création d’un récit unique et, ensuite, à sa propagation dans les médias de masse, à travers les déclarations et propos de personnalités publiques (politiciens, experts, artistes…etc). Il existe une bonne description de ce phénomène en anglais nord-américain: «Drinking the Kool-Aid»; which basically means accepting an idea or changing a preference due to popularity, peer pressure, or persuasion. Pour ce qui est du Kool-Aid, c’est une boisson aromatisée de basse qualité!

Soit dit en passant, M. Laroui, ce que vous dites prouve qu'il est important de maîtriser plusieurs langues et de connaître plusieurs cultures pour ne pas courir le risque d'être exposé(e) à un seul récit...

Deux mots-clès, Russie-Poutine, rendent les médias 0ccidentaux totalement hystériques, sans se rendre compte qu'ils ont perdu toute crédibilité aux yeux du monde intrinsèquement libre et réelement objectif!

Pendant les temps de guerre, la première victime, c’est la vérité. Le pire dans l’histoire, que ce soit dans le conflit Russie/OTAN ou dans la guerre d’extermination menée par Israël contre le peuple palestinien, c’est le fait de manipuler l’opinion publique et de lui imposer par tous les moyens une pensée unique. Merci Sî Fouad pour votre appel à la paix et la lucidité contre les va-t-en-guerres.

« Défendons nos cerveaux, notre liberté de penser, notre liberté de conscience. Lisons tous les récits » C’est ce qui malheureusement ne se fait plus. Merci Professeur de mettre le doigt sur la gangrène du moment.

Ainsi la France marche sur la tête !

M. Laroui, vous avez raison. Mais poussez plus loin la réflexion: vous dites 'qui maîtrise le récit maîtrise nos cerveaux.' D'accord. Mais, en amont, qui maîtrise les lieux où se fabrique le récit? Autrement dit: qui maîtrise la production du savoir, les media, l'information?

Je me prêtais à commenter le récit de notre apprécié professeur mais quand j'ai lu ton commentaire, C’est presque -exactement le fond de ma pensée, un récit compétitif et profitable est en fin de compte un business pour faire une plus-value pour un individu ou un groupe d’individus. Tout est business dans ce monde, donc se méfier des récits car c’est fortement légitimes (le business du récit) mais le risque Zéro de nuisibilité n’est pas garantie .

Chacun de nous peut faire quelques choses minimes quelles soient (effet papillon) comment ?

C’est un excellent exemple illustration suprême de “ la pensée unique ” , dans laquelle l’occident excelle , un récit ressassé à volonté en chœur par l’ensemble de l’arsenal médiatique aux ordres. C’est une arme déployée instinctivement à chaque fois qu’il s’agit d’un conflit dans n’importe quelle région du monde, les exemples du conflit en Ukraine ainsi que celui qui a pour théâtre Gaza qui reste la honte de l’humanité depuis le début de ce siècle, le XXI , le récit à sens unique , un moyen redoutable pour influer sur l’opinion publique mondiale

Vous êtes le meilleur Dommage que personne ne songe à vous écouter ou plutôt vous lire La suite logique est de vous donner le pouvoir Nous serions heureux de vivre

"... On pourrait en dire de même du conflit israélo-palestinien... ...Défendons nos cerveaux, notre liberté de penser, notre liberté de conscience. Lisons tous les récits." Que c'est très bien dit ! 👏🏿👏👍🏿 MERCI 🙏

Bjr professeur et bonnes journées ramadanesques à vous et à tous vos lecteurs.Vous me rappelez ce que préconisent les sages en cas de litiges ou de problèmes conjugaux.En effet, on écoute et l'une et l'autre ou ce groupe ou l'autre.Après cela,on discerne les failles de tout un chacun et on propose finalement des solutions idoines qui plairont à tout le monde.Mais écouter les uns et dénigrer les autres ne résoudra jamais les différends.Pour les conflits internationaux,les médias ne sont jamais impartiaux,ils orientent toujours vers les intérêts du pays ou d'un loby.Malheureusement,les citoyens dudit pays ou du loby sont atteints de "rhinocérite" comme le dit bien Ionesco et foncent comme des rhinocéros vers les non-vérités.Il faut se soigner de cette maladie des temps modernes.Salut à tous.

Salam à tous,et à Fouad Laroui ici en l' occurrence !.. En fait si Laroui, tout dépend de l'angle de mire,et là réside l'éternelle histoire d'un récit,frachouillard en son nombrilisme,qui devrait nous bercer de balivernes évidentes.. Alors oui !: prenons soin de notre liberté d'esprit qui se doit d'épouser la vérité ! Le Salam à tous,et que cette Paix puisse continuer d'animer le peuple marocain dans sa composante plurielle..

bravo cela fait du bien de lire une analyse pleine de bon sens j habite en France et je suis ébahis par ce discours 100% anti Poutine et ces bêtises quant à l Ukraine complètement délirantes et loin de la réalité situation très dangereuse

Chère Martine, La situation est difficile au plan économique et humain, mais pas "très dangereuse ". Le président français est très isolé dans sa surenchère contre la Russie. Ni les européens, ni l’OTAN ni même les français ne semblent disposés à le suivre dans ses fantasmes ! Personne n’est dupe ! Cette affaire est exploitée pour les élections européennes qui s’annoncent difficiles . Par ailleurs, en cas de réélection de Trump, les européens seront obligés de négocier avec Poutine. Cordialement .

Si Ghati,un grand chokrane pour ta prise de position traduisant l'objet du sujet dans son récit imbuvable pour certains... Barack Allah ô fik

Pour nos africains, MR Poutine ne nous a rien fait. Votre problème avec lui réglez le ensemble entre vous et foutez nous la paix.

Si on appliqué le concept récit sur ce qui se passe en facultés de médecine : grèves de plusieurs mois. Récit des étudiants Récit des administrations des facultés Récit de l État Récit médical Récit des facultés privées de médecine Récit de l intérêt du Maroc

Cher professeur, comme d'habitude, vous arrivez à mettre des mots sur nos réflexions. L'Europe, concernant les deux conflits majeurs du moment, devient adepte de la pensée unique qui est, normalement, le propre des dictatures. Même les Etats-Unis n'en sont plus là, c'est dire ... Les deux ex-locomotives européennes, l'Allemagne et la France, sont en panne, elles déraillent.. N'y aurait-il pas un lien de cause à effet ?

Excellent 'cours', parfaitement argumenté. Merci, professeur.

On ne peut qu’approuver une telle analyse qui démontre le parti pris des pays occidentaux sans aucune objectivité.

Bruno G, votre version du récit,par rapport à un sujet donné et inhérent à votre personne..,me semble cohérent en effet...

Cher Said, En utilisant le terme 'envahisseur', vous montrez que vous répétez mot à mot le récit ukrainien - ce qui est votre droit, d'ailleurs. Mais si vous aviez aussi considéré le récit russe - ce que recommande l'auteur de l'article ('entendre tous les récits') -, vous auriez compris qu'il ne s'agit pas forcément d'une invasion non provoquée, mais peut-être bien d'un retour dans des territoires historiquement russes - la Crimée et le Donbass - qui étaient sur le point de tomber sous la coupe de l'Otan. Pourquoi les Russes auraient-ils dû accepter cela? Il ne s'agit donc pas de trouver des 'circonstances atténuantes', comme vous le dites, mais de comprendre un conflit dans toutes ses dimensions. Pourquoi s'en priver en n'écoutant qu'un seul récit, celui de l'Ukraine et de l'Otan?

C est quoi l objectivité ? Trouver des circonstances atténuantes à un envahisseur qui veut reconstituer son empire , allié de l Iran et de la Corée du Nord, pas vraiment des amis du Maroc ? Les européens appellent cela l esprit de Munich . Attention ça finit toujours mal pour les naïfs et les faibles !

Bonjour Monsieur Chraibi, L'occident y est cité à titre d'illustration,mais le constat s'applique à tout le monde,nous compris !

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