L’association Riad Al Amal s’occupe depuis plus de 20 ans des enfants en situation de rue. Une étude a été effectuée par Dr Chakib Guessous pour mieux les comprendre et les encadrer dans l’objectif de leur réinsertion*.
Un jour, j’ai été frappée par la présence d’une jeune fille parmi les bénéficiaires, bien différente des autres personnes vivant dans la rue: sa coquetterie, son regard, son look et ses éclats de rire. Je me suis approchée d’elle discrètement pour entamer une conversation.
L’approche de ces personnes est difficile et doit se faire prudemment pour ne pas les brusquer et ne pas leur montrer qu’on cherche à leur soutirer des informations sur leurs origines et leur famille. J’ai été surprise de constater que cette jeune fille de 16 ans parle un français parfait.
J’entame avec elle une discussion sur tout et rien, le temps de la mettre en confiance. Elle me confie le récit suivant: «J’étais heureuse. Je vivais en France avec mes parents et lors d’un voyage au Maroc, mes parents sont morts dans un accident. J’ai été confiée à ma grand-mère au Maroc. J’étais traumatisée par la perte de mes parents et ma vie avec ma grand-mère dans une société où les gens sont cruels. Je n’avais aucun soutien et personne à qui me confier. Je me suis réfugiée dans la rue».
Son récit m’a laissée sceptique. Ces personnes peuvent mentir quand ils refusent que les médiateurs contactent leur famille. Ils peuvent s’inventer une vie différente de la leur, moins douloureuse que celle de leur réalité pour s’apaiser.
Habituée aux enquêtes sociologiques, j’ai fini par apprendre qu’elle a vécu à Kénitra et qu’elle a un frère qui travaille dans l’industrie du bois.
De retour chez moi, j’ai contacté les usines de bois de Kénitra et de la région, demandant à chaque fois si l’un des membres du personnel est à la recherche d’une jeune fille qui a fugué. Au bout de plusieurs appels, mes efforts ont abouti. Un directeur d’usine m’a contactée pour m’informer que sa sœur avait fugué il y a plus de trois ans.
J’ai appris que Malika a toujours vécu à Kenitra avec sa mère veuve et ses frères. Elle a été élevée dans le confort d’une famille relativement aisée et était scolarisée dans un collège privé. Une jeune fille équilibrée, aimée par sa famille et assidue dans sa scolarité. Mais voilà que sa mère décède. En plein deuil, elle apprend «qu’elle n’est qu’une bâtarde adoptée»!
Un des frères, voulant l’exclure de l’héritage, lui a annoncé la nouvelle sans ménagement. Le grand frère la prend sous sa protection et la fait vivre avec lui. Mais le mal est fait. Traumatisée, elle entame le début de sa dérive. Sa scolarité en est affectée. Elle cherche à connaître sa mère biologique et découvre qu’elle a eu trois autres enfants de pères inconnus. Un autre traumatisme. Sa mère biologique est incapable de lui donner le réconfort qu’elle cherchait.
Elle commence à s’absenter du collège, fréquente de jeunes aux comportements douteux, goûte aux stupéfiants et abandonne le collège. Face à la sévérité de son frère qui essaye désespérément de la sauver, elle fugue plusieurs fois avant d’être ramenée par lui au foyer. À 13 ans, elle quitte Kénitra, entraînée par une bande de délinquants.
À Casablanca, elle est accueillie par une bande de jeunes de la rue. Le chef de la bande devient son amant. De jour, elle traîne dans la rue, mendie, apprend à commettre des petits vols pour avoir un peu d’argent, pour se nourrir. La nuit, avec sa bande, elle se réfugie dans une villa désaffectée, sur le boulevard d’Anfa. Elle est protégée par son amant et sa bande et vit au jour le jour. Lors de notre rencontre, elle m’a confié qu’elle a été enceinte à deux reprises. Elle s’est débarrassée de sa grossesse par je ne sais quels moyens, puisqu’elle a refusé de me donner des détails.
Son frère, désespéré, voulait la récupérer. Il a fallu organiser une rencontre entre eux, sans qu’elle sache que c’est par le biais de Riad Al Amal. Avec ces personnes, la prudence est importante. Si les bénéficiaires de l’association apprennent qu’il y a des tentatives de médiation avec leur famille sans leur consentement, ils risquent de fuir.
La sortie à la rue est toujours due à des problèmes dans les familles et le retour n’est pas toujours envisagé. Ces personnes sont conscientes que même s’il y a réinsertion, les raisons de la fuite sont toujours présentes. Elles ont également peur des représailles de leur famille, d’une dévalorisation suite à leur état d’errance, et redoutent surtout la discipline familiale alors qu’elles vivaient dans une totale liberté.
Une mise en scène a alors été montée avec le frère pour que la rencontre semble due au hasard. Les retrouvailles furent très émouvantes: Malika a sauté au cou de son frère en sanglotant. Après un passage au hammam, avec des habits neufs, elle est repartie à Kénitra.
Par respect à l’intimité des familles, nous nous sommes effacés de la vie de ces personnes dont la dérive de l’une d’entre elles a connu un bon dénouement. Malheureusement, c’est rarement le cas.
Si nous pouvions publier tous les récits de ces êtres errants, nous n’aurions pas assez de larmes pour pleurer leur détresse. Par contre, nous pouvons leur témoigner un peu plus de compassion au lieu de les condamner.
*«Enfants en situation de rue. Sociologie et accompagnement à la réinsertion», collectif dirigé par Dr Chakib Guessous, éd. Marsam, 2019.