Une récente étude menée par l’équipe scientifique de l’organisation Menassat pour les recherches et les études sociales intitulée «Femmes, espace public et libertés individuelles» a livré quelques conclusions pour le moins intéressantes, voire surprenantes, qui donnent à voir des facettes contradictoires du Maroc.
On apprend ainsi que 55% des Marocains s’opposent à la liberté des femmes de disposer de leur corps dans l’espace public et qu’ils sont 67% à l’accepter dans la sphère privée. Avant de distinguer le public du privé, il est essentiel de revenir à la définition même du droit à disposer de son corps. Ce droit englobe les libertés liées à la sexualité, la procréation, l’avortement et le don d’organes.. Avoir le droit de disposer de son corps implique qu’on est le seul maître à bord et que la responsabilité de le gérer et de le protéger nous revient. Ce droit, qui est le socle même des libertés individuelles, s’oppose ainsi à l’esclavage moderne, à la torture, au mariage forcé, au viol ou à l’excision.
Mais que signifie au juste la liberté de disposer de son corps dans l’espace public? Cette question nous laisse franchement dubitatifs. En lisant le résultat du sondage, on peut comprendre à première vue que 55% des Marocains pensent que la femme n’a pas le droit d’accéder et de circuler dans l’espace public, et que pour 67% d’entre eux, cette liberté peut s’exercer dans la sphère privée. Autrement dit, la place de la femme serait à la maison pour une majorité de Marocains. Il y a de quoi s’inquiéter. Pourtant, une autre question vient contredire cette donnée: 75% des sondés estiment que les femmes ont le droit d’accéder à tous les lieux publics, parmi lesquels cafés, cinémas, théâtres, hôtels, jardins, avec une propension des jeunes – 80%– entre 18 et 34 ans, à être plus ouverts à cette idée.
Comment peut-on défendre l’accès des femmes à tous les lieux publics tout en leur refusant la liberté de disposer de leur corps dans ces mêmes espaces? C’est à n’y rien comprendre. À moins que la question du corps ne soit irrémédiablement liée dans l’inconscient collectif à celle de la sexualité. C’est la seule manière a priori d’expliquer cette contradiction criante, car la présence en masse des femmes lors des manifestations en soutien à Gaza ne semble déranger personne et surtout pas les mouvements conservateurs et rigoristes qui initient ces rassemblements. Il conviendrait dans ce cas-là de reformuler correctement cette question pour mieux comprendre ce résultat: les femmes peuvent-elles disposer de leur vie sexuelle comme elles l’entendent? Cette formulation conviendrait davantage. Ou encore: pensez-vous qu’il soit honteux de disposer de son corps dans l’espace public? On apprendrait alors quelque chose que l’on sait déjà, à savoir qu’au Maroc, le poids de la «hchouma» est tel qu’il engendre une autocensure dans le choix de nos vêtements chaque matin.
Ce qui est réellement dérangeant avec ce genre de sondage, c’est que l’on interroge encore l’opinion publique sur des droits qui sont pourtant déjà acquis. Ces droits sont garantis par les lois marocaines, notamment celui de la liberté de disposer de son corps dans l’espace public (on passera sur celui de jouir de son corps comme on l’entend en matière de sexualité ou de procréation). Alors pourquoi remettre le sujet sur le tapis? Aujourd’hui, comme le souligne aussi cette étude, les lois et les droits qui régissent la société marocaine restent in fine peu connus de la société. Ils sont là, mais on ne le sait pas forcément et on continue de perpétuer une façon de vivre et de penser en contradiction avec nos textes législatifs.
On en revient à la fameuse question: faut-il changer les lois puis les mentalités ou l’inverse? Le Maroc a choisi la première option. Grand bien lui en a pris, car si on avait attendu le changement des mentalités, on vivrait aujourd’hui dans une société qui ressemble à celles qui prônent la charia. D’ailleurs, nous révèle aussi cette étude, 45% des sondés estiment que la condition des femmes s’améliorerait si on combinait les principes de la charia et ceux des droits humains, tandis que 33,2% d’entre eux prônent l’application stricte de la charia.
Soit, peut-on relativiser, ce sondage a été réalisé auprès d’un échantillon de 1.528 participants mais il est tout de même représentatif d’un certain Maroc. D’autant qu’on ne peut ignorer l’adoption par de plus en plus de Marocaines, depuis quelques décennies, de codes vestimentaires religieux importés de pays où l’on prône une version rigoriste de l’islam et qui n’ont absolument rien à voir avec le vestiaire traditionnel du Maroc. Accès aux chaînes étrangères où prolifèrent les prêches religieux, influence grandissante de pseudo prédicateurs 2.0 qui démocratisent des visions étriquées et souvent erronées de la religion musulmane sur les réseaux sociaux, ou encore retour au Maroc d’une certaine diaspora qui fantasme sa «hijra» en terre musulmane en amenant dans ses bagages une version radicalisée de l’islam, acquise en Occident.