Mon papier de la semaine dernière («Comment Le Monde a exploité notre malheur») a été très lu et partagé, semble-t-il. Et beaucoup de lecteurs m’ont témoigné leur accord sur le fond et sur la forme. Merci à tous.
Rappelons que je dénonçais le titre du premier article que le quotidien parisien avait consacré au tremblement de terre qui a frappé le Haouz. Fidèle à son habitude de ne jamais rien dire de positif sur notre pays, la gazette avait couiné, par la voix de son «envoyée spéciale», une certaine Aurélie: «Amizmiz: Personne n’est venu nous aider.»
Je disais qu’à moins d’être Superman, Batman ou Wonderwoman, personne ne peut arriver dans l’heure sur le lieu d’une catastrophe, surtout quand les routes sont bloquées par des éboulements et que tout cela se passe en haute montagne. On n’est pas dans la Beauce, on n’est pas en Brie, on est dans le Haut Atlas. Il y avait donc de la stupidité -dans le meilleur des cas- ou de la malveillance -c’est plus probable- dans le choix d’un tel titre.
Des lecteurs ont signalé un titre encore plus «putassier» -sauf votre respect- dans Libération: «Aidez-nous, nous mourons en silence» à côté de la photographie d’une pauvre femme éplorée. En silence! Nous mourons en silence! Alors que les Marocains ne parlaient que de ça, que les radios et les télés n’avaient pas d’autre sujet, et que l’armée, les ONG, les autorités et des milliers de simples citoyens se ruaient vers la montagne, chargés d’aides de toute nature, pour porter secours aux populations éprouvées! Bravo, Libé! Et dire que je t’ai lu chaque jour pendant des décennies…
Passons sur ce stupéfiant bandeau en-dessous d’une émission spéciale sur une chaîne qui ne mérite même pas d’être nommée ici: «Le Maroc peut-il s’en sortir sans l’aide de la France?». J’ai dû me frotter les yeux pour me persuader que je ne rêvais pas.
Entendons-nous: j’aime la France, ou plutôt une certaine idée que je m’en fais: son Histoire (au sens de Renan, c’est-à-dire en oubliant certains épisodes…), son épatante gastronomie, sa littérature d’une richesse incomparable (j’ai eu le bonheur de l’enseigner pendant quelques années à l’université d’Amsterdam), ses grands savants (Buffon, Lavoisier, Laplace, Pasteur, les Curie…), sa tradition d’excellence mathématique (Descartes, Pascal, Cauchy, Poincaré -un de mes héros intellectuels-, l’immense Grothendieck, les Bourbaki, mon ami Villani…), ses paysages si variés, ses châteaux, ses cathédrales, ses fromages et ses jus de raisin, son cinéma d’auteur, ses compositeurs, ses «petites gens» celant parfois un cœur d’or sous des dehors bourrus…
Mais il ne s’agit pas de ça. Il s’agit de certains Hexagonaux qui compensent leur ignorance crasse de notre pays par des préjugés tenaces. Et quand je dis tenaces…
Tenez, prenez la même journaliste, Aurélie. Après plusieurs jours dans l’Atlas -mais est-elle vraiment ici?-, elle aurait dû revoir ses préjugés («Les Marocains sont nuls et leur État incompétent»). Et voici que ce matin, je lis son dernier papier. Quelle en est l’accroche? La voici, en caractères gras: «Ça manque de coordination, des hameaux de haute altitude n’ont encore rien reçu».
Vérifiez, c’est dans Le Monde daté mardi 19 septembre, page 6.
Alors que la presse anglo-saxonne a largement salué le travail des sauveteurs marocains, l’efficacité de l’armée qui a mobilisé ses hélicoptères -et même des mulets!- pour accéder à des villages totalement isolés, la compétence des coordonnateurs pourvus de tableaux Excel et d’applis, Aurélie -sans doute installée dans le jardin de sa grand-mère, à Trifouillis-les-Oies- n’a rien vu. N’ayant rien vu, elle suppute. Elle suppute à partir de ses préjugés: «Ça manque de coordination, tout ça».
On comprend alors que des pisse-copie de ce type ne sont pas venus pour donner une vision globale et objective de ce qui se passe dans notre pays depuis le séisme, mais pour chercher la petite bête, le petit détail qui leur permettrait d’entonner de nouveau leur refrain («Ils sont nuls»). Ils ont d’ailleurs une théorie, tout à fait spécieuse, de leur détestable pratique. «Les lecteurs ne s’intéressent pas aux trains qui arrivent à l’heure», répètent-ils, depuis qu’ils ont entendu ce cliché à l’école de journalisme d’Arnac-la-Poste en Haute-Vienne.
Eh bien, c’est faux. Si on me dit que le train de 18.07 est arrivé en retard hier, je veux savoir combien sont arrivés à l’heure. Si c’est «tous les autres», j’en conclus que le service est efficace; si c’est «aucun», il y a effectivement un problème.
«Des hameaux de haute altitude n’ont rien reçu», braille Aurélie. Et combien ont été aidés, au total, madame? Si c’est zéro, nous sommes effectivement nuls. Si c’est «des centaines» (ce qui est le cas), l’accroche de votre article est malhonnête.
Je posais la question, la semaine dernière: est-ce trop demander que les journalistes étrangers parlent aussi, de temps à autre, de ce que nous faisons correctement?
Naïf que j’étais… Je croyais qu’il y avait encore des journalistes de la trempe de Jean Daniel, Jacques Julliard (qui vient de nous quitter), Émile Zola (mais oui), Camus (prix Nobel, tout de même…), Kessel, Hubert Beuve-Méry, sans même remonter à Albert Londres, Henri Rochefort ou Hugo.
Mais non, hélas. Aujourd’hui, ce sont des Aurélie, des Jennifer et des Kevin qui viennent le prendre de haut avec nous. «Z’êtes qui, vous, déjà? Des Marocains? Ah ouais, vous êtes nuls, hein? C’est mon rédac’ chef qui me l’a dit. Attention, hein, il a l’bac, lui!»
Triste époque. Triste fin du Monde.