Comment «Le Monde» a exploité notre malheur

Fouad Laroui.

Fouad Laroui.

ChroniqueNous connaissons nos problèmes. Si des journalistes étrangers veulent en parler, libre à eux de le faire. Mais serait-ce trop demander qu’ils parlent aussi, de temps à autre, de ce que nous faisons pour essayer de résoudre ces problèmes?

Le 13/09/2023 à 11h01

Comment choisit-on le titre d’un article de journal? Il y a deux cas de figure. Dans le premier cas, le journaliste relit lui-même son texte puis essaie de le résumer en quelques mots: ce sera le titre. Dans le second cas, c’est le rédacteur en chef qui fait ça.

Cependant, dans les deux situations, c’est souvent le subconscient qui parle, ce sont les obsessions du folliculaire (ou du rédac’ chef) qui apparaissent dans le titre, «à l’insu de son plein gré», comme disait un cycliste ennemi des belles-lettres.

Ainsi, quand le journal parisien Le Monde traite, en première page, du tremblement de terre qui a frappé le Maroc, quel titre choisit-il? Comment résume-t-il cette catastrophe naturelle, ses causes, ses conséquences, la réaction admirable des Marocains, les files d’attente devant les centres de don du sang, la réactivité des plus hautes autorités, de l’armée et de la Protection civile, le dévouement des infirmiers et des médecins?

Voici, en caractères gras, sur plusieurs colonnes, en date du dimanche 10 septembre: Amizmiz: «Personne, encore, n’est venu nous aider».

Notons qu’on trouve dans le corps du texte écrit par la journaliste (une certaine Aurélie) plusieurs titres possibles: «il est encore difficile d’évaluer les dégâts», «des villages isolés», etc. On y trouve aussi le neutre et informatif «Un fort tremblement de terre frappe le Maroc».

Mais non, ce serait trop facile! Il faut profiter de l’occasion pour taper sur le Maroc, comme le fait Le Monde depuis des décennies (je mets au défi quiconque de trouver dans ce quotidien un seul article au ton positif sur notre pays depuis un demi-siècle).

«Personne n’est venu nous aider». C’est le titre de l’article.

Mais, bien sûr, Aurélie. C’est un scandale. Le Maroc n’est bon qu’à ça.

Le fait qu’il s’agisse d’une région montagneuse (vérifiez, puisque vous êtes sur place; et avez-vous remarqué que ça s’appelle le Haut Atlas?), le fait que les routes et les chemins de montagne soient coupés par des éboulements de rochers (savez-vous qu’un violent tremblement de terre a frappé la région?), tout cela ne joue aucun rôle dans le retard des secours.

Vous avez tout compris, madame. Si personne n’est venu aider les sinistrés d’Amizmiz, c’est parce que les Marocains sont méchants, durs, indifférents au malheur de leurs compatriotes et surtout parce que l’État marocain est nul, incompétent, absent, etc. (Le mot «impéritie» n’est pas loin.) C’est bien cela que le choix, pas du tout innocent, de votre titre veut suggérer, n’est-ce pas?

Superman, Batman ou Wonderwoman seraient arrivé(e)s dans la minute qui a suivi le séisme. Alors pourquoi pas nous? C’est parce que nous sommes nuls, madame. Merci de nous mettre le nez dans notre pipi. Nous sommes rouges de honte. Confus, nous rampons à vos pieds.

Nous sommes nuls. Pourtant, on dit que… Entre mille exemples, la route d’Azaden a été bloquée de tout son long par d’énormes rochers et des équipes bénévoles d’une grande entreprise marocaine (OCP) ont travaillé toute la nuit avec une chargeuse de l’entreprise pour la déblayer afin que les secours puissent passer. Ça, c’est sans doute une fake news, madame?

Nous sommes nuls. Pourtant, on dit que l’armée a mis immédiatement ses hélicoptères au service des sauveteurs qui ont pu ainsi accéder à des villages totalement isolés, à deux ou trois mille mètres d’altitude. Sans doute une affabulation, Aurélie? Vous avez eu raison de ne pas en piper mot.

Nous sommes nuls. Pourtant, on dit que tous les centres de don du sang ont été pris d’assaut par de simples citoyens désireux de participer à l’extraordinaire élan de solidarité qui a saisi le peuple marocain. Oui, mais c’était sans doute dans l’espoir d’avoir un petit verre de lait pour rétribution. N’est-ce pas, madame?

Le pire, c’est que vous ne voyez sans doute même pas où est le problème.

- Ben oui, quoi, caisse j’ai fait? Chuis objective, moi. Chuis une pro. Quelqu’un m’a dit, là-haut dans la montagne, que les secours n’étaient pas encore arrivés, j’l’ai répété. Fallait pas?

Si vous ne voyez pas la différence entre rapporter cette phrase dans le corps du texte et la choisir comme titre, c’est grave.

Dans le premier cas, elle est purement informative, elle témoigne d’un état de fait que vous auriez pu expliquer dans les phrases suivantes: routes bloquées, délai nécessaire à l’organisation des secours, etc. Dans le second, cette phrase devenue titre ne peut plus être équilibrée par d’autres phrases, explicatives, qui l’auraient immédiatement suivie si elle avait simplement fait partie du corps du texte. Mise en exergue, elle insinue (ils sont nuls), elle sous-entend (ils se moquent de ces pauvres gens), elle devient acte d’accusation (l’État est incompétent).

Vous ne voyez toujours pas la différence? Changez de métier, Aurélie.

Deux jours plus tard, la même journaliste, déniaisée, mentionnait enfin ce qu’elle ne pouvait plus nier: l’impressionnante réaction du pays, l’intervention de la Protection civile, de l’armée, de simples particuliers accourus de toutes les régions… Mais le mal était fait: son premier titre -«Personne n’est venu nous aider»- s’était sans doute gravé dans la psyché de ses lecteurs de l’Hexagone, renforçant leurs préjugés. Les Marocains? Apathiques, incompétents. Leur État? Absent.

Du temps que j’enseignais à l’université d’Amsterdam, certains de mes collègues s’étaient proclamés «marocanologues». Ils avaient le même biais que l’envoyée spéciale du Monde: ils ne voyaient que ce qui est négatif, l’inventant au besoin, sans jamais voir ce qu’il y a de positif dans notre pays.

Bien entendu, il y a beaucoup de choses qui vont mal chez nous. La corruption est un fléau; le système scolaire est défaillant; la pauvreté, voire la misère, touche beaucoup trop de citoyens; le chômage, en particulier celui des jeunes, atteint des niveaux préoccupants; l’extrémisme religieux, s’il a reflué quelque peu, reste toujours un point noir; les disparités sociales (des Ferrari garées devant les bidonvilles…) sont consternantes; etc.

Nous savons tout cela. Nous connaissons nos problèmes. Nous les vivons. Si des journalistes étrangers ou des «marocanologues» veulent en parler, libre à eux de le faire.

Mais serait-ce trop demander qu’ils parlent aussi, de temps à autre, le temps d’une lune bleue, de ce que nous faisons pour essayer de résoudre ces problèmes? Le Monde et les autres ont-ils jamais essayé d’analyser notre difficile question linguistique avant de souligner notre taux de déperdition scolaire? Ont-ils jamais évoqué les nombreux responsables jetés en prison pour faits de corruption? Ont-ils jamais salué la lutte incessante contre l’extrémisme religieux? Savent-ils ce que signifient les acronymes OFPPT, CNSS, INDH, AMO, tous organismes engagés dans la lutte contre la pauvreté, contre le chômage, contre la précarité?

On attend l’éditorial du Monde présentant ses excuses pour le titre de son premier article et faisant l’éloge de l’émouvant élan de solidarité des Marocains et de la réactivité de leur État et de leur armée à la suite de cette tragédie qui les a tous touchés.

Gageons qu’on attendra longtemps.

Par Fouad Laroui
Le 13/09/2023 à 11h01