C’est la rentrée! Une de mes petites nièces est folle de joie: elle adore l’école. Sa sœur aînée n’a pas l’air aussi enthousiaste. Chacun(e) sa rentrée… Tout de même, une chose m’inquiète. L’autre jour, du côté de M’diq, et alors que je venais d’éternuer, la plus jeune me gratifia d’une longue formule alambiquée au lieu du traditionnel rehmek ‘llah ou du ludique «à tes souhaits!».
Étonné, je lui demandai:
- Qui t’a appris cette formule?
- La maîtresse d’arabe. Elle nous apprend les formules qu’il faut utiliser pour chaque chose: quand on éternue, quand on rote (hi hi hi), quand on… (ha ha ha), quand on se lève, quand on s’assoit, quand on mange, quand on finit de manger, quand on…
- Qu’est-ce qu’elle t’a appris pour l’éternuement? Répète, je n’ai pas retenu.
- Alors, celui qui éternue doit immédiatement dire l’hemdou’llah pour remercier Dieu de l’avoir ressuscité parce qu’en fait, quand on éternue, le cœur s’arrête de battre donc on meurt un peu (c’est la maîtresse qui nous l’a dit); tous ceux qui se trouvent là doivent lui répondre en chœur rehmek ‘llah pour souligner la clémence de Dieu qui a ressuscité l’éternueur; celui-ci doit alors conclure: iahdikoumou ‘llah oua iouslih balakoum -c’est-à-dire qu’il souhaite -à ceux qui l’ont félicité de n’être pas tout à fait mort- qu’ils soient bien guidés par Dieu et qu’Il arrange leurs affaires.
- Et si, après ces échanges interminables, l’éternueur y va de nouveau de son spasme? Atchoum?
- Il faut refaire tout le dialogue.
- Et si quelqu’un laisse échapper un rot?
- On dit tous une autre formule, encore plus longue.
- Vous avez encore le temps d’apprendre quelque chose, en cours d’arabe?
J’ai l’air de plaisanter mais, au fond, je suis inquiet. Il n’y a aucun mal à enseigner les bonnes manières aux enfants, au contraire; mais il me semble que toutes ces formules à rallonge viennent d’ailleurs, de pays orientaux obsédés par l’idée qu’il ne suffit pas d’être musulman: il faut l’être plus que son voisin. Rien à voir avec les formules simples que j’entendais dans mon enfance et qui avaient, certes, un soubassement religieux mais beaucoup moins marqué.
Je me suis alors rappelé un texte fondamental que nous avions étudié au lycée, les Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791) de Condorcet. L’auteur commence par établir une distinction cruciale entre «éduquer» (c’est le rôle des parents) et «instruire» (c’est le rôle de l’école).
Éduquer, conformément à l’étymologie (ducere, en latin, signifie «conduire»), c’est accompagner l’enfant dans la constitution de sa personnalité future.
Ici, une question se pose. Qui choisit la personnalité souhaitée? On peut retourner la question dans tous les sens, la réponse fait forcément intervenir les parents, même si l’État et la société devraient également avoir leur mot à dire: il est souhaitable que l’éducation produise de bons citoyens, respectueux des lois et de l’art du vivre-ensemble. Mais bon, convenons que l’éducation, c’est d’abord la responsabilité des parents et que ce sont eux qui choisissent le but à atteindre, la personnalité qu’ils souhaitent pour leurs enfants. (Rassurons-nous, il est assez rare de rencontrer un géniteur qui entend faire de son fils un psychopathe et de sa fille une névrosée.)
Après avoir distingué l’éducation et l’instruction, Condorcet avance immédiatement son idée-phare: l’école doit se borner à l’instruction. En d’autres termes, l’école doit transmettre à l’enfant a) un savoir scientifiquement validé b) des méthodes d’exercice du jugement libre c) les moyens de développer pleinement ses capacités intellectuelles et physiques.
Pour lui, l’école ne doit pas s’occuper d’éducation, en ce sens qu’elle ne doit pas véhiculer des choix idéologiques ou des conceptions morales particulières; en aucun cas, elle ne devrait imposer des options religieuses: cela reste du ressort des familles.
Si on mélange «éduquer» et «instruire», on donne à l’instituteur/institutrice carte blanche pour «formater» l’enfant selon ses propres croyances ou sa propre idéologie. C’est dangereux.
Prenons comme exemple Abdelmoula, marxiste-léniniste convaincu (c’est son droit) et Daouia, adepte du wahhabisme (c’est son droit). Si on borne l’école à dispenser l’instruction, Abdelmoula sera communiste dans son salon et Daouia islamiste dans son sous-sol, sous l’abaya. À l’école, ils se contenteront d’apprendre aux mouflets à lire, écrire et compter et ne les transformeront pas en petits bolcheviks ou en petits bigots coupeurs de mains.
En revanche, si on confond «éduquer» et «instruire», rien n’empêchera Abdelmoula de dénoncer le renégat Kautsky devant des gamins ahuris et rien n’empêchera Daouia d’annoncer à des petites filles terrorisées -après leur avoir appris à éternuer- que chaque cheveu qui dépasse du foulard, c’est cent mille ans d’enfer.
Il me semble que Condorcet avait raison, non?
Ça vous fait éructer? Rehmek ‘llah!
Et laissons les enfants éternuer en paix.