C’est une anecdote que j’utilise souvent. Quand il est devenu ministre de la Justice, Mustapha Ramid avait organisé, peu après sa nomination, un «posage» chez lui avec quelques journalistes et personnalités amies. Le ton était décontracté. Le nouveau ministre voulait sans doute passer le message qu’il était un Marocain lambda, habitant dans une maison «normale», sans luxe, loin des quartiers huppés de la ville.
Mais il y avait un deuxième message. Car l’un des convives demanda au ministre s’il avait déménagé. La dernière fois qu’on s’était vus, lui dit-il, «tu habitais à une autre adresse». Oh, s’exclama Ramid, ravi, «c’était la maison de ma deuxième femme»!
Il n’en fallait pas plus pour déclencher l’hilarité générale. Comme devant une bonne blague, les invités souriaient et riaient jusqu’aux dents. Le ministre de la Justice venait de nous dire, l’air badin, qu’il était bigame. Et ils trouvaient cela drôle et amusant. Exotique. Ils étaient étonnés, mais pas choqués. Pourquoi le seraient-ils? Certains y allèrent même de leurs petites réflexions salaces sur l’art de posséder deux foyers à la fois, de satisfaire deux femmes et de mener ainsi deux vies parallèles sans se cacher ni éprouver la moindre gêne.
Je me sentis bien seul ce soir-là. Je compris au passage que ce n’est pas ce ministre de la Justice qui risquait d’interdire la polygamie, qu’il semblait au contraire tenir pour l’une de ces magnifiques traditions que ce cher Occident devrait nous envier…
Restons dans ces coulisses des hommes de pouvoir marocains et rappelons qu’un scandale avait éclaté, il y a quelques années, à l’intérieur du gouvernement. La raison? Une histoire d’amour entre un ministre et une ministre. Il est marié, elle est divorcée. Et nous sommes dans un pays qui criminalise toute relation sexuelle hors mariage. Ces deux-là, si la loi venait à être appliquée, pouvaient passer la nuit en prison.
Pour taire le scandale, et revenir dans la légalité, dans le halal, elle et lui se sont finalement mariés. Madame la ministre est ainsi devenue la deuxième épouse de monsieur le ministre. En dehors de la femme de ce dernier, personne n’y a trouvé à redire. Merci et au revoir.
Ainsi exposée, la question de la polygamie apparaît dans toute sa laideur. C’est une réalité sociale, oui, avec laquelle même les plus hauts responsables politiques composent en toute sérénité. Pendant que les autres haussent les épaules et restent totalement indifférents.
On considère à tort que la polygamie est une survivance que l’on retrouve «seulement» à la campagne, chez des gens analphabètes et loin de tout. On dit aussi que c’est une «bonne chose», une «solution», quand une femme perd son mari ou n’arrive plus à nourrir ses enfants (son beau-frère pourrait, par exemple, se faire le plaisir et le devoir de la prendre pour deuxième épouse).
Ces cas existent, bien entendu, mais il en existe d’autres, avec d’autres schémas. La polygamie se pratique encore en ville, dans les milieux cultivés, aisés et pour ainsi dire affranchis.
Comment cela est-il encore possible ? Eh bien, tout simplement parce que la loi l’autorise, sous certaines conditions évidemment. Au lieu de l’interdire une fois pour toutes, la loi, nous explique-t-on, «met des obstacles». C’est de l’hypocrisie. Ces obstacles sont aisément surmontables.
Et c’est ainsi que le Maroc continue de faire partie des États qui autorisent encore la polygamie, tout comme le mariage des mineur(e)s. Parce qu’on n’est pas à une hypocrisie près.
Remarquez que personne ou presque n’a jamais marché dans la rue pour exiger l’abolition de ces pratiques moyenâgeuses. Les gens préfèrent marcher pour d’autres causes et d’autres raisons…
Même dans certains milieux modernistes, on catalogue ces questions comme étant «non prioritaires». Carrément!
Alors les uns rentrent dans des débats byzantins sur la théologie, et sur ce que disent les textes anciens, très anciens. Pendant que d’autres vont nous rappeler qu’il y a des femmes qui acceptent ce fait accompli. Nous ne sommes alors plus très loin de cette magnifique conclusion: la polygamie est une liberté!
Je connais d’ailleurs personnellement un café qui s’appelle «La Deuxième épouse», et c’est du premier degré s’il vous plaît! J’imagine que la commission qui valide les noms des établissements qui ont pignon sur rue a dû trouver cela «drôle», voire «recherché».
Que dire ?