La décision de Sa Majesté de décréter le nouvel an amazigh jour férié, au même titre que les années civiles hijriya et grégorienne, est riche en symboles.
Elle dit l’engagement royal soutenu, en faveur de l’amazighité, en tant que composante fondamentale de notre identité.
Correspondant à la disposition de la Constitution -qui fait figure en la matière de révolutionnaire par rapport aux autres pays du Maghreb- elle est conforme à la logique de l’anthropologie et de l’histoire et en phase avec les revendications des forces démocratiques et des défenseurs de notre identité multiculturelle.
Parmi les innombrables réactions applaudissant cette excellente nouvelle, je n’ai pas pu m’empêcher de retenir la joie manifestée par quelques Marocains sur le net, en tant qu’«Arabes» envers leurs «frères» Amazighes.
L’intention est, certes, très louable mais elle cache des confusions qui ont la vie dure.
Elles consistent généralement à minimiser la part amazighe en chacun d’entre nous-mêmes, à induire une classification des uns et des autres comme s’il s’agissait d’entités distinctes et à considérer tacitement tous les arabophones comme totalement arabes, de la même manière, du reste, que tous les amazighophones seraient à 100% amazighes.
Outre le caractère pernicieux de toutes les théories relatives à une prétendue «pureté ethnique», les postulats en question sont tout ce qu’il y a de plus erroné sur le plan scientifique.
Il est un fait que les Amazighes ont toujours peuplé ce vaste territoire, aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, depuis l’Atlantique et les îles Canaries à la partie occidentale de la vallée du Nil et de la Méditerranée, et jusqu’au Niger.
A travers les siècles, plusieurs autres apports ont enrichi cette armature ethnique et culturelle: Phéniciens, Romains, Germains (appelés en Occident «Envahisseurs Barbares»), Byzantins, dits Roum par les Arabes…
S’ils se présentent de prime abord comme un apport exogène, certains n’en ont pas moins produit, notamment les Phéniciens depuis la fondation de Carthage, une civilisation originale, produit d’hybridations et de métissages.
Puis vint une autre conquête, décisive, avec l’avènement de l’islam.
Les historiens les plus fiables attestent que les Arabes, arrivés à cette date, furent très peu nombreux.
Ils amenèrent toutefois dans leur sillage des Berbères orientaux, qui résidaient principalement en Cyrénaïque et en Tripolitaine, tous proches de l’Egypte conquise par le général ‘Amr ibn al-As, contribuant eux-mêmes grandement à cette expansion à Al-Andalus et au Maghreb.
Au fur et à mesure de sa progression, la conquête musulmane s’enrichit d’apports de tribus converties précocement à l’islam.
C’est le cas de branches entières des Louata, des Nefoussa ou des Houara, pour ne parler que d’elles.
Résidant initialement en Libye, les Houara, par exemple, avaient déjà vu certains de leurs groupements traverser anciennement le désert pour s’installer près des tribus Lamta, au Niger, où ils portèrent le nom de Hoggara selon la prononciation locale, laissant leur nom, en plein milieu du désert, au massif du Hoggar.
Parmi leurs autres faits marquants: leur puissance en Ifriqiya durant la conquête musulmane et leur participation aux exploits de Tariq ibn Ziyad.
Certaines familles Houara jouirent d’ailleurs d’une belle ascension en Andalousie, comme les Ibn-Ouehb, les Beni-Dou-Noun ou les Beni-Rezine.
Ces derniers avaient été chargés de la sécurité des frontières en Aragon et s’étaient installés à Santa Maria de Charq, où, profitant de l’éclatement du califat omeyyade, ils s’étaient taillé, à l’instar des autres roitelets des principautés, un émirat à Sahla avec pour capitale Santa Maria, dite aujourd’hui Corregimiento de Albarracin (hispanisation d’Ibn Razine qui est vraisemblablement lui-même une arabisation de l’adjectif berbère Irassen).
Ce rôle de conquête, les Houara l’assumèrent par ailleurs en tant que tribu guerrière en Sicile aux côtés des Aghlabides.
Mêlés plus tard aux Arabes Beni Hilal, Béni Sulaym et Maâqil, les Houara adoptèrent leur mode de vie bédouin (en matière de langue, d’habillement…) au point de se confondre totalement avec eux.
L’islamisation liée à la conquête ne saurait donc être confondue avec une arabisation qui resta superficielle et concentrée principalement dans les centres urbains et dans les milieux intellectuels.
Ce sont les bédouins hilaliens, bientôt suivis des Béni Sulaym, au parcours similaire, qui sont considérés comme les véritables artisans de l’arabisation au Maghreb.
L’année 1050 est la date de leur déportation en Ifriqiya, avant qu’ils ne regagnent les plaines atlantiques au XIIe siècle au terme d’une longue taghriba et marche épique vers l’ouest, depuis les vastes plateaux du Nejd au cœur de la péninsule arabique, en passant par la Haute-Egypte où ils avaient été cantonnés par les Fatimides.
Responsables de l’événement le plus bouleversant du Moyen-Âge maghrébin, ils marquèrent de leur langue et de leur culture le monde rural comme jamais les Arabes ne l’ont fait, quatre siècles avant eux.
Ces tribus et familles entières ne pouvaient qu’imposer leur loi de survie qui consiste en la recherche d’eau et de pâturages; à établir le jeu et le hasard des alliances, à la fois sur le plan politique et sur le plan de l’organisation sociale dans son rapport de dualité et de dépendance entre le nomadisme pastoral et l’existence des sédentaires, qu’ils soient citadins ou agriculteurs.
A ce titre, des relations politiques et économiques étaient nouées entre les Béni Hilal et les tribus berbères, alliées elles-mêmes avec eux contre des tribus-sœurs.
C’est ainsi que le prince ziride avait donné une de ses filles en mariage au cheikh arabe des Riah, de la même manière que les Hammadides avaient obtenu l’aide des bédouins Athbej qui combattaient leurs cousins Riah.
Par ailleurs, ce sont les Almohades, dont le mouvement est issu du berceau masmoudien du Haut-Atlas, qui ont installé les Beni Hilal sur les côtes atlantiques pour châtier des tribus rebelles de même origine berbère.
Dans la vallée du Souss, cette fois, les tribus arabes Ma’qil (Oulad Jerrar, Chbanate, Oulad Dlim...) étaient arrivées du Sahara à l’appel du chef rebelle berbère Ali Aït Idder, révolté alors contre l’autorité almohade.
Pour dire que les alliances politiques et les guerres pour le pouvoir n’avaient pas de caractère ethnique ni même irrévocable.
Pour dire aussi que les oppositions systématiques entre Arabes et Amazighes sont un non-sens du point de vue de l’histoire et un positionnement idéologique cher aux apôtres des cloisonnements et des clivages, véhiculé d’abord insidieusement par une certaine littérature coloniale en phase avec les enjeux politico-militaires.
Tout tend vers une interpénétration ethnique et culturelle qui fait l’âme marocaine sans tomber pour autant dans une minimisation d’une de ses composantes essentielles.
Malgré l’arabisation des plaines, l’amazigh demeure ainsi un élément clef subsistant dans la toponymie, dans la langue vernaculaire darija, dans les arts traditionnels comme les tatouages, dans le travail des bijoux, dans la foisonnante tradition orale, dans le tissage qui fait reproduire des inscriptions proches du Tifinagh…
Sans oublier les fêtes ancestrales, tel yennayer (du latin Ianuarius) qui perpétue, jusque dans les régions les plus arabisées de Doukkala du Gharb ou de la Chaouia, un rite agraire multiséculaire…