C’est désormais officiel, le Maroc opte pour un plurilinguisme plus poussé. Je fais ici référence à l’annonce faite le 23 mai par Chakib Benmoussa, ministre de l’Éducation nationale, qui officialise à travers une circulaire ministérielle la généralisation progressive de l’enseignement de l’anglais au collège.
La démarche est éminemment stratégique et audacieuse, puisqu’elle vise à offrir aux jeunes Marocaines et Marocains une nouvelle fenêtre ouverte sur le monde. Cependant, l’approche est loin d’être discriminante, puisqu’il ne s’agit aucunement d’une politique de remplacement linguistique comme certains l’appellent de leurs vœux, mais d’une politique d’enrichissement, n’en déplaise aux francophobes.
Mais si beaucoup de jeunes Marocains n’ont pas attendu l’Etat pour se mettre à l’anglais, les implications d’une telle décision sont nombreuses et méritent qu’on s’y attarde.
Car de quel anglais parle-t-on quand il est question des jeunes autodidactes qui parlent aujourd’hui en anglais? S’agit-il de la langue de Shakespeare ou de celle de Netflix? Celle de Chesterton ou celle de Snoop Dogg? Ces questionnements en apparence provocateurs nous amènent irrémédiablement à nous poser la question suivante: qu’est-ce qu’une langue?
Elle est beaucoup de choses. Mais, limitons-nous, dans le cadre de cette chronique, à deux aspects fondamentaux. Le premier est celui qui appréhende une langue comme un vecteur de communication, d’échange et de verbalisation des pensées, idées et émotions, entre autres choses. De ce point de vue, l’anglais est la «lingua franca» du monde contemporain. Autrement dit, elle est la langue vernaculaire qui permet à des populations d’origines différentes et sur une vaste aire géographique de communiquer et d’échanger, contournant ainsi les barrières linguistiques et culturelles. Ainsi, de la musique à la science en passant par le cinéma, l’anglais a su traverser les frontières politiques et mentales et s’ériger graduellement en langue hégémonique. Une hégémonie linguistique qui s’est appuyée tout naturellement sur une hégémonie économique et géopolitique, celle de l’empire britannique dans un premier temps, puis celle des Etats-Unis.
Cependant, et là on en vient au second aspect, cette hégémonie n’est fonctionnelle que quand elle s’appuie sur un état d’esprit et une configuration culturelle plus large. Celle par exemple, durant les Trente Glorieuses, de l’«American way of life» et de l’«American dream». Ainsi, l’anglais fut à une certaine époque la langue du rock, de l’esprit rebelle du cow-boy, d’un code vestimentaire décontracté, celui du jean, puis, plus tardivement, du cinéma spectaculaire mais aussi souvent manichéen d’Hollywood. Alors, la question qui s’impose et que l’on se pose est: aujourd’hui, c’est quoi le sous-jacent et le vecteur de l’anglais? Le champ est à nouveau très vaste, puisque cela va du jargon du marketing et du management (brainstorming, ASAP…) au langage neutre et carré de la recherche scientifique, en passant par les néologismes de l’idéologie «woke».
Car adopter une langue aussi connotée culturellement et idéologiquement que l’anglais, c’est aussi ouvrir un boulevard à un amas d’idées et de modes de vie, qu’il s’agit de questionner en amont, afin de pouvoir arbitrer et faire le tri.
Enfin, en tant qu’élément fondamental d’un rapport au monde et d’un paradigme civilisationnel, une langue agit en profondeur sur la dimension épistémologique, celle qui détermine comment se construisent les connaissances. De ce point de vue, les mondes anglo-américain et continental européen ont, pendant longtemps, été séparés par deux traditions philosophiques et épistémologiques que le contexte d’une chronique ne permet pas d’aborder avec la profondeur requise. Mais disons, pour faire vite et avec beaucoup de raccourcis, que dans le monde anglo-saxon, c’est la tradition empirique qui prédomine, celle qui part du réel et du concret pour en déduire des savoirs, là où dans l’Europe continentale, c’est l’approche idéaliste, idéelle, abstraite et conceptuelle qui s’est imposée à partir de Descartes jusqu’à l’hégélianisme allemand. Pour le dire simplement, la vérité, pour le Vieux continent, descend du haut vers le bas, là où pour les anglo-saxons, elle monte du bas vers le haut.
Là encore, former une génération de Marocaines et de Marocains à l’anglais, a fortiori dans un cadre scolaire et académique, c’est aussi diffuser un rapport au monde plus pragmatique, plus réaliste et par conséquent plus efficace. Ce qui, au fond, n’est pas plus mal. Mais le faire, comme c’est le cas au Maroc, en gardant le français et, bien entendu, l’arabe, c’est joindre l’utile à l’agréable. Reste maintenant à donner une cohérence à tout cela, ce qui revient, là encore, à poser une question éminemment importante, celle de la langue maternelle. Car c’est beau d’avoir plusieurs fenêtres, mais encore faut-il avoir une porte d’entrée. Mais sur ce terrain glissant, les choses sont loin d’être évidentes. Car une langue «maternelle», comme son nom l’indique, est celle qui structure notre psyché durant les premiers mois et années de notre enfance, celle que vocalise notre mère en la chargeant d’amour et d’affection, celle qui nourrit notre mémoire et nous imprègne de sa musicalité et, enfin, celle qui nous permet de verbaliser nos premiers désirs, émotions et rêves.
Est-ce l’arabe? La darija? Le tachelhit? Le tamazight? Ou le tarifit? C’est à chacun d’y répondre selon son vécu et son contexte. Mais avant de penser à intégrer une langue vernaculaire mondiale, peut-être que l’autre urgence serait de désigner notre langue vernaculaire à l’échelle nationale. Mais cela est une toute autre histoire, qui sera probablement abordée dans une prochaine chronique.