Ils en sont encore tout étonnés. Ils, ce sont deux étudiants d’une université marocaine d’excellence qui ont reçu chacun une offre d’emploi d’une entreprise européenne alors que a) ils n’ont même pas encore soutenu leurs thèses et b) qu’ils n’ont ni passeport ni visa. Il est vrai que a) leurs thèses portent sur des applications concrètes de l’intelligence artificielle (il y a une frénésie d’embauche dans ce domaine) et que b) l’obstacle des visas ne doit pas être trop difficile à franchir quand on a en poche un contrat de travail dans une grande firme d’Europe.
Bon vent pour nos deux amis. Mais leur cas m’a plongé dans un abîme de réflexion. Il fut un temps où l’Europe venait chercher ici des muscles, pas des cerveaux: il s’agissait de la reconstruire après les destructions de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, il s’agit de la renforcer dans un autre type de conflit, celui qui l’oppose aux États-Unis et à la Chine dans la suprématie scientifique et technique. On peut peut-être se réjouir de cette évolution. Nous ne sommes pas que des corps, il y a aussi de la matière grise ici.
Du temps que je vivais en Angleterre, j’avais remarqué que les jeunes gens les plus brillants de la classe moyenne supérieure se destinaient à une carrière dans la finance, à la City, ou bien dans la haute fonction. Ils étaient peu nombreux à choisir le métier parfois ingrat et obscur de chercheur scientifique. L’importation de chercheurs du Sud global ne fait donc que compenser ce comportement de ouled l’fchouch -mais oui, il y en a là-bas aussi…
On ne peut pas reprocher à l’Europe de vouloir se maintenir dans la course au leadership global, quitte à écrémer chacune de nos générations. Mais cela pose un problème à nos universités d’élite. Comment retenir les meilleurs chercheurs locaux? Des milliers de médecins, d’ingénieurs et d’informaticiens quittent chaque année l’Afrique pour s’installer en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne ou en Amérique. Ce transfert net d’argent -ce qu’a coûté leur formation- ne figure dans aucune statistique. Il s’agit pourtant de plusieurs milliards de dollars.
Pour comprendre l’ampleur du problème, il suffit de se souvenir de cette étonnante proposition faite l’an dernier par le Président américain Biden: autoriser des milliers de Russes à entrer et s’installer aux États-Unis sans formalités -c’était dit explicitement- à condition qu’ils soient titulaires d’un master ou d’un doctorat en sciences, en particulier en physique nucléaire ou en intelligence artificielle.
Cette initiative sensationnelle n’était que la continuation de la guerre par d’autres moyens, en l’occurrence, par le «vol» des cerveaux de l’adversaire. La liste des dix derniers lauréats du prix Abel, le Nobel des mathématiciens, montre que la moitié sont des Américains naturalisés de fraîche date. Qui pourrait concurrencer les States ou l’Europe dans ce jeu où les mises sont faramineuses? Harvard dispose à elle seule d’un capital de près de soixante milliards de dollars, plus que le produit intérieur brut du Ghana ou de la Côte d’Ivoire…
L’affaire est donc désespérée? Pas nécessairement. Contre vents et marées, nous nous sommes donné comme but l’excellence en matière d’enseignement supérieur et de recherche. Certaines universités sont de véritables game changers dans ce domaine: elles font des efforts énergiques pour promouvoir leurs chercheurs les plus prometteurs et pour faire revenir au pays ceux qui font de belles carrières à l’étranger. J’espère que les deux jeunes doctorants avec qui j’ai eu cette discussion éclairante reviendront un jour, après leur aventure européenne, dans le pays de leurs aïeux.
Après tout, il n’y a qu’ici qu’ils sont chez eux et que personne ne peut leur dire, sur un ton hautain ou comminatoire, en pointant le doigt sur eux: «Tu viens d’où, toi?»