Événements clés dans l’histoire des relations entre le Maroc et la France, inscrits dans le cadre de ce qui est appelé «la guerre franco-marocaine», ils sont intéressants à reparcourir par leur mise en lumière des causes de leur déclenchement, des stratégies des alliances, tout autant que de leurs répercussions sur le long terme.
Le contexte est celui de l’expansion militaire française qui avait occupé la Régence d’Alger, province lointaine de l’Empire ottoman, baptisée officiellement, en 1839, dans les documents officiels français: Algérie.
Après le débarquement à Sidi Ferruch en juin 1830 et la capitulation du dey d’Alger, signant la fin de la régence ottomane, de fortes résistances armées s’organisèrent, conduites à l’Ouest par Abdelkader ibn Muhieddine, chef spirituel rattaché à une origine idrisside, issu de la confrérie Qadiriya, transformé en chef de guerre au nom du jihad et défait en 1843 au combat de Taguine pour trouver refuge au Maroc.
Il faut dire que depuis le début de la conquête française, exactement au mois d’août de l’année 1830, une délégation de notables de Tlemcen s’était précipitée à Meknès pour prêter allégeance au sultan alaouite Moulay Abd-er-Rahmane, qui consulta ses ouléma afin de fonder cette bay’a sur les règles du droit.
Accédant à cette requête de protection, le sultan envoya, au mois de novembre de la même année 1830, un membre de sa famille, nommé Moulay Ali ben Slimane, pour le représenter à Tlemcen et en Oranie où il fut favorablement accueilli par les Hamyane et les tribus de la région de Mascara, ainsi que par les citadins de Tlemcen, contrairement aux Kouloughlis du Méchouar (métisses turco-maghrébins), ravitaillés par le général Boyer.
Devant ce qui fut qualifié d’ingérence, le général Bertrand Clauzel lança un premier ultimatum par le biais du représentant de la France à Tanger, puis un deuxième, porté par le colonel de son état-major, Ernest Jules Auvray, qui fut retenu par le gouverneur de Tanger et empêché de se rendre à Fès auprès du sultan.
S’ensuivit une réclamation du ministre des Affaires étrangères, le comte Horace Sébastiani, avec pas plus de succès que les tentatives précédentes.
En 1832, ce fut le tour de l’importante délégation diplomatique, partie de Tanger vers Meknès, menée par le comte de Mornay, chargé de mission par le roi de France Louis-Philippe auprès du sultan Moulay Abd-er-Rhamane en vue de demander la neutralité marocaine dans les affaires algériennes.
De cette mission, à laquelle était attaché le peintre Eugène Delacroix, René Thomasset dira: «Son résultat le plus tangible, en dehors de bonnes paroles sans effets, ne fut que de permettre à l’artiste de composer de bonnes toiles».
En vérité, les négociations diplomatiques aboutirent au retrait des troupes marocaines de Tlemcen, de Médéa et de Miliana, d’autant que grandissait l’étoile de Abdelkader fils de Muhieddine et que, selon l’expression de Christian Pitois, «le Chérif crut trouver dans l’enfant de la tribu des Hachem, l’agent le plus propre à seconder secrètement ses desseins»; lequel émir «a obtenu que le nom du sultan (de Constantinople) serait remplacé par celui de l’empereur du Maroc, dont il se dit le lieutenant».
Les missives échangées entre les deux hommes prouvent, en effet, la nature de ces relations, ainsi que le documente le professeur al-Hassan al-Youbi.
Argent, armes, munitions et autres subsides, le soutien du Royaume du Maroc à la résistance algérienne prend différentes formes, mû qu’il était par le devoir moral du combat et par la solidarité musulmane, sans omettre non plus la logique politique devant le danger existentiel représenté par une présence étrangère guettant au voisinage.
Lorsque l’émir fut défait par le duc d’Aumale le 16 mai 1843, quoi de plus naturel que de lui offrir l’asile et de soutenir son combat, au niveau des populations, des ordres religieux et de manière officielle en lui fournissant armes et troupes alors qu’il était à bout de ressources!
La réaction est inévitable. Le 30 mai 1844, un ultimatum est transmis officiellement à la cour marocaine, stipulant, entre autres, que:
«La France veut conserver la limite de la frontière qu’avaient les Turcs, et Abd-el-Kader après eux. Elle ne veut rien de ce qui est à vous (…) Elle veut que vous ne receviez plus Abd-el-Kader pour lui donner des secours, le raviver quand il est presque mort, et le lancer sur nous. Cela n’est pas de la bonne amitié; c’est de la guerre …».
La guerre effective commence après la réponse évasive marocaine, sous forme d’opérations militaires de l’escadre de la marine, composée de vingt-huit navires et placée sous les ordres du prince de Joinville, François d’Orléans.
Le 6 août 1844, à 3 heures du matin, la flotte prend ses positions devant la ligne des fortifications et les autres parties de la côte. À huit heures du matin, le bombardement de Tanger commence.
Achille Fillias écrit, à ce sujet: «Le quartier “franc”, celui où résident les Consuls, avait été scrupuleusement respecté, mais la partie du quartier maure adossée aux fortifications, au-dessous de la Kasbah, n’offrait plus qu’un monceau de ruines…». Immédiatement après, l’escadre se déploie plus au sud en direction d’Essaouira, où elle arrive le 12 août.
Trois jours plus tard, la canonnade commençait au niveau de la Sqala du port, mettant les batteries marocaines à plat avant le débarquement des forces françaises qui se sont emparées de l’îlot de Mogador dans lequel furent placés cinq cents hommes jusqu’en mars 1845, date du traité de Lalla Maghnia. Car entre deux bombardements, l’un au nord, l’autre au sud, s’était déroulée, à l’est, une bataille décisive.
Dans la matinée du 14 août avait eu lieu, en effet, à la frontière algéro-marocaine, la bataille d’Isly sous le commandement du fils du sultan face aux troupes du général Bugeaud qui rédigeait dans son rapport, la veille de la bataille: «J’ai environ 8,500 hommes d’infanterie, 1,400 chevaux réguliers, 400 irréguliers et 16 bouches à feu, dont 4 de campagne. C’est avec cette petite force numérique que nous allons attaquer cette multitude qui, selon tous les dires, compte 30,000 chevaux, 10,000 hommes d’infanterie, et 11 bouches à feu...».
À midi, la bataille était bouclée, toute l’artillerie, la tente du prince, ses drapeaux, son parasol étaient aux mains des Français. Certains ont attribué cette défaite à la supériorité technologique de l’armée française, tandis que d’autres ont pointé la désorganisation marocaine et ses erreurs tactiques.
Quoi qu’il en soit, à la mi-journée, le maréchal était dans la tente princière en train de savourer son thé et ses gâteaux. «La catastrophe était si énorme, que jamais l’État chérifien n’en a enduré de pareille», soutient lucidement l’historien Ahmed ben Khalid Naciri.
La cuisante défaite est en effet vécue comme un traumatisme national et se solde par la signature des accords de Lalla Maghnia, séparant artificiellement les frontières, maintenant l’ambiguïté au Sud et semant les graines des conflits frontaliers ultérieurs…