L’annonce a eu l’effet d’un véritable séisme le dimanche 9 juin. Formation politique d’extrême droite jusque-là encerclée dans le complexe jeu politique français, le Rassemblement national (RN) est sorti grand vainqueur des élections européennes. Une victoire sans appel pour le parti de Marine Le Pen et Jordan Bardella, qui a réuni 31% des voix lors du scrutin. Dans la foulée, l’annonce faite par le président français Emmanuel Macron de la dissolution de l’Assemblée nationale et l’organisation d’élections législatives anticipées, dont le premier tour est prévu dès le 30 du mois -et le second pour le 7 juillet. Là encore, le parti d’extrême droite a toutes les chances de l’emporter, même s’il devra jouer des coudes avec une gauche qui a décidé de faire front (populaire) pour le contrer. Ce sera, le cas échéant, une première en France sous la 5ème République. Emmanuel Macron, qui joue son va-tout, devra alors composer, pendant trois longues années, avec un chef de gouvernement annoncé d’office: Jordan Bardella. Ceci, en attendant une présidentielle de 2027 pour laquelle le RN affûte déjà ses armes. Même si rien n’est encore joué.
Hier mardi, Jordan Bardella a marqué un temps d’arrêt à ses ambitions en précisant qu’il n’acceptera de devenir Premier ministre que si, et seulement si, le Rassemblement national obtient la majorité absolue à l’Assemblée nationale à l’issue du scrutin, soit 289 sièges sur 557. «Il me faudra une majorité absolue. Si nous sommes en situation de majorité relative comme c’est le cas depuis la réélection d’Emmanuel Macron en 2022, alors le Premier ministre ne peut pas agir. Je ne vais pas vendre aux Français des mesures ou des actions que je ne pourrais pas mener», a-t-il déclaré. Une position nouvelle qui rebat bien des cartes, le RN sentant le piège du président Macron se refermer. Car l’acceptation du pouvoir avec une majorité relative lui interdirait de gouverner et hypothéquerait donc les chances de Marine Le Pen à la présidentielle de 2027.
La question s’impose: que suppose l’éventualité d’une victoire du RN aux législatives pour le Maroc? L’effet immédiat est que l’élan de «réconciliation» pris ces derniers mois entre Rabat et Paris s’en trouverait forcément impacté. Une visite officielle de l’actuel Premier ministre français, Gabriel Attal, était prévue au Maroc du 3 au 5 juillet prochain. Ce déplacement devait constituer une nouvelle étape dans le processus de réchauffement des relations entre les deux capitales après deux années de blizzard diplomatique. Précédé de nombreux autres séjours au Maroc de responsables politiques et ministres français, il était surtout perçu comme un prélude à une prochaine visite d’État d’Emmanuel Macron dans le Royaume… Néanmoins, la dynamique ne sera pour autant pas remise en cause, tant s’en faut.
À dézoomer, et si une prise des commandes du pouvoir français par le RN, qui fait de la lutte contre l’immigration son principal cheval de bataille, peut susciter nombre de craintes, une lecture à froid fait ressortir des perspectives bien plus nuancées. Une chose est certaine: contrairement au régime d’Alger, le Maroc a diplomatiquement la cote auprès de la droite française, y compris la plus radicale. D’ailleurs, pas plus loin que le 23 octobre dernier, Marine Le Pen, présidente du groupe RN à l’Assemblée nationale dissoute, critiquait ouvertement le président Macron pour la crise provoquée avec le Royaume.
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Dans un discours à l’hémicycle français, l’ancienne candidate à l’élection présidentielle a déjà annoncé la couleur. «Le président ne parle plus avec le Maroc et s’est fourvoyé dans une alliance algérienne de nature stérile», avait-elle déclaré. Autant dire qu’entre Alger et Rabat, le RN a fait son choix. Un choix clairement énoncé lors de la présentation de sa politique maghrébine pour «le Maroc qui nous est cher» (voir vidéo à la 19:17).
On s’en souvient également, avec les 17 députés européens du PSOE espagnol, les eurodéputés du RN, 13 au total, étaient parmi les rares à voter contre une résolution non contraignante, mais franchement hostile au Maroc, du Parlement européen, portant sur la liberté de la presse. Celle-ci avait été adoptée le 19 janvier 2023 à 356 voix favorables, notamment celles du groupe Renew du président Macron.
Député européen au nom du RN, dont il est le porte-voix, et pressenti au poste de ministre des Affaires étrangères en cas de victoire du parti aux législatives, Thierry Mariani n’avait d’ailleurs pas hésité, séance tenante, à dénoncer la manœuvre.
Si de l’eau a depuis coulé sous les ponts et que le président Macron est revenu à de meilleurs sentiments à l’égard du Maroc, Le Pen n’a jamais caché son admiration pour le modèle marocain. C’était le cas au plus fort de la pandémie de la Covid-19. «On ne peut pas avoir un Premier ministre qui se réjouit que notre production nationale de masques soit à 8 millions, ce qui est tout à fait dérisoire par semaine, quand le Maroc en fait 5 millions par jour!», avait comparé la dirigeante du RN sur le plateau du 20 heures de France2.
«En prime, il faudra compter avec un éclaircissement tant attendu de la part de la France quant à sa position sur le Sahara, tranchant avec le “en même temps” qui a trop longtemps prévalu au sein de l’exécutif actuel», présage le politologue Mohamed Bouden, président du centre Atlas pour l’analyse des indicateurs politiques et institutionnels.
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Thierry Mariani a d’ailleurs toujours prôné un déblocage immédiat de la question de la reconnaissance de la marocanité du Sahara. Il n’a d’ailleurs cessé d’alerter contre le danger que représente le Polisario, et son mentor l’Algérie, pour la paix dans la région.
Parmi les soutiens de Marine Le Pen, figure également un Éric Ciotti, président du parti Les Républicains, qui avait déjà appelé à partir de Rabat à ce rééquilibrage et à la reconnaissance par la France de la «souveraineté» marocaine sur le Sahara occidental.
Universitaire de renom et président en France de l’Institut prospective et sécurité en Europe, Emmanuel Dupuy en est convaincu. «Même si la reconnaissance française de la marocanité du Sahara relève des prérogatives constitutionnelles du Président de la République, la cohabitation qu’il devra mener avec un gouvernement acquis à la cause marocaine pourra accélérer un processus au demeurant entamé, notamment avec la récente annonce française de soutien aux investissements menés dans les provinces du Sud», explique-t-il.
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Le train est en marche. Tout est de savoir à quelle vitesse, sachant que la France a pris conscience «que son alignement sur l’Algérie a non seulement été un échec, mais s’est révélé contre-productif s’agissant du Maroc, pays qui, entre temps, a brillé en diversifiant ses partenariats et alliances avec de nombreuses grandes puissances, notamment les États-Unis», appuie Mohamed Bouden.
À contrario, là où les relations de la France risquent de marquer un grand virage, c’est avec l’Algérie, qui a jusqu’ici bénéficié d’un tropisme assumé de l’administration Macron. Sans bénéfice aucun. Avec le RN aux commandes, la donne va radicalement changer. En témoigne la véritable «trouille» ressentie du côté d’Alger, dont les médias font actuellement feu de tout bois. «La France est sous le choc», bafouille Tout sur l’Algérie, oubliant juste de préciser que le choc, c’est plutôt à Al Mouradia et au QG de l’armée algérienne qu’il se fait le plus entendre. «Un lobbyiste du Makhzen ennemi juré de l’Algérie à la tête du Quai d’Orsay?», s’interroge Algeriepatriotique, porte-voix du clan des généraux auteurs des massacres en Algérie pendant la décennie noire. Il menace dans le cas où Thierry Mariani est nommé chef de la diplomatie française d’une rupture des relations diplomatiques entre Alger et Paris.
Le régime algérien craint en effet le pire et s’inquiète de la suite des événements concernant les relations entre les deux pays. Lors de la campagne pour la présidentielle de 2022, Marine Le Pen était on ne peut plus claire à ce sujet, promettant une politique «totalement inverse» de ce qui s’est fait ces dernières décennies à l’égard de l’Algérie.
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Alors qu’Alger se targue de ses échanges commerciaux qui ont atteint 12 milliards d’euros en 2023 avec la France, en guise d’argument dans ce qui s’apparente à du «gaz contre nourriture», l’administration française sous le RN prévoit de tout faire basculer. «Nous ne sommes pas dépendants économiquement de l’Algérie ni de son gaz, et il est surtout dans l’intérêt de l’Algérie que les relations avec la France soient saines et apaisées», avait lancé Le Pen lors de la même campagne électorale.
«Langage musclé»
Oubliées les soumissions au chantage mémoriel, place au langage musclé! En janvier 2023, Jordan Bardella, chef du gouvernement français en cas de large victoire du RN, avait donné le ton: «L’Algérie n’entend et ne comprend que la force en matière diplomatique. Il faut se faire respecter de l’Algérie».
Au programme, notamment, une réduction du nombre de visas pour les ressortissants algériens. Bardella avait par la même occasion conditionné la délivrance des visas et les transferts de fonds par la reprise par l’Algérie de ses ressortissants irréguliers sur le territoire français.
Ayant rallié le RN, Marion Maréchal n’y était pas allée de main morte sur le sujet en juillet 2023. «Nous ne sommes pas la garderie de l’Algérie», avait-elle déjà tonné, estimant que «42% des Algériens n’ont aucune activité en France et ils représentent la première nationalité étrangère en prison. Il est plus que temps de mettre fin au régime de faveur franco-algérien sur l’immigration», avait-elle exigé.
Autant dire que l’accord franco-algérien de 1968 sur l’immigration, dont la droite et l’extrême droite française réclament à cor et à cri la révocation, sera certainement annulé si le RN ou même la droite héritière de De Gaulle arrivait au pouvoir.
Le RN est aussi dans le refus de toute «repentance». «Si toutes ces ‘‘promesses’' venaient à être tenues, dans le cas de l’accession au pouvoir du courant extrémiste, il faudrait se demander ce qu’il restera de la relation franco-algérienne», écrit TSA. Ce site ne croit pas si bien dire.