Le choix de l’occasion est finement étudié. De même que le lieu, symbole de tout le rayonnement culturel de la France dans le monde. Nous sommes lundi 1er juillet 2024 et il est 17h à l’Institut français de Casablanca. C’est jour, et heure, de match puisque la France affrontait la Belgique (1-0) au titre des huitièmes de finale de l’Euro. Mais, c’est moins pour suivre la rencontre sportive que l’assistance était nombreuse. La star du jour, c’était Karim Ben Cheikh, ancien diplomate français, fin connaisseur du Maroc pour y avoir travaillé pendant de longues années et, surtout, le grand gagnant du premier tour des élections législatives françaises au titre de la 9ème circonscription, réservée au Français de l’étranger et comprenant 16 pays du Maghreb et d’Afrique de l’Ouest, dont le Maroc. Candidat du Nouveau front populaire (NFP-gauche et extrême gauche), Karim Ben Cheikh a engrangé, dimanche 30 juin, 52% des suffrages exprimés loin devant Samira Djouadi, candidate du camp macroniste rassemblé sous l’étendard Ensemble pour la république, avec 15,70% des voix. Il devra toutefois passer par un deuxième tour pour conserver son siège de député. Ce sera dimanche 7 juillet. Elodie Charron, candidate du Rassemblement national (RN), a (quand même!) obtenu 10% des voix. Troisième, elle est néanmoins exclue de la course. La victoire du RN en France justement, ses liens avec le Maroc, sa position et celle de son parti sur le Sahara… de tout cela et de bien d’autres sujets, Karim Ben Cheikh, un amoureux sincère du Royaume, nous parle dans cet entretien.
Avec 52% des votes, vous êtes le grand vainqueur du 1er tour des électives législatives françaises au titre de la 9ème circonscription, réservée au Français de l’étranger et comprenant 16 pays du Maghreb et d’Afrique, dont le Maroc. Quel enseignement en tirez-vous, en sachant que c’est surtout le Rassemblement national qui est sorti premier à l’issue de ce scrutin en France?
Les enseignements à tirer à l’issue de ce scrutin sont nombreux. Au niveau de la 9ème circonscription dans laquelle je me suis porté candidat, il faut souligner le taux de participation qui a été clairement conséquent. Nous avons été à 28% de taux de participation, ce qui peut paraître peu, mais il s’agit d’un record. À titre personnel, mon score de 52% des votes vient valider le programme du Nouveau front populaire (NFP) pour les Français de l’étranger. Un programme qui repose d’abord sur la reconstruction de nos services publics dont le démantèlement a été une source de souffrance pour les Français. J’en sais quelque chose pour avoir été consul général.
Ce que nous dit cette élection dans notre circonscription, c’est que le camp macroniste ne semble plus constituer une alternative républicaine crédible pour contrer le Rassemblement national. Une page est définitivement tournée s’agissant des Français de l’étranger et c’est valable pour toutes les autres circonscriptions.
S’agissant de la France, je vous avoue que j’ai une boule au ventre depuis dimanche dernier. Quelque chose s’est produite le 30 juin 2024 et la victoire du RN aux législatives.
Cette victoire était néanmoins prévisible au vu des résultats des dernières européennes…
Mieux que cela. Nous avons un président de la République qui a ouvert grand, et de façon irresponsable, les portes au Rassemblement national. Ceci, en décidant la dissolution de l’Assemblée nationale juste après la défaite du camp présidentiel aux européennes. Chose à laquelle le Rassemblement national appelait de ses vœux. Ce désastre est une réalité. L’autre réalité est que la gauche a su se retrouver et proposer un programme ambitieux pour changer de cap. Une alternative à même de faire en sorte que les Français vivent mieux. Je pense aux 11 millions de Français qui, aujourd’hui, sont pauvres. C’est la raison pour laquelle, parmi les principales mesures immédiates sur lesquelles nous nous engageons, figurent la hausse des salaires et le retrait de la réforme brutale engagée sur la retraite.
Karim Ben Cheikh, lors d'une rencontre organisée à l'Institut français, lundi 1er juillet à Casablanca. (A.Gadrouz/Le360)
L’idée aujourd’hui est de redonner espoir. Qualifié au second tour avec 444 circonscriptions en France, le NFP incarne bien cet espoir.
Vu d’ici, il est quand même étonnant d’observer que nombre de Français du Maroc ont voté en faveur du Rassemblement national, arrivé 3ème. Qu’est-ce qui explique une telle tendance?
C’est effectivement un fait qu’il faut regarder et qui nous préoccupe. Même s’il faut relativiser, les votes obtenus par le RN ailleurs qu’en France étant largement inférieurs à ceux obtenus dans l’Hexagone. Cela étant, la progression, de 5% à 10% sur les dernières années, du RN dans une circonscription comme la nôtre est indéniable. Je ne suis pas de ceux qui affirment qu’il s’agit d’un vote fasciste, mais de l’expression d’un certain nombre de préoccupations. Je vois par exemple du vote RN dans des endroits où des Français de l’étranger vivent avec de très petites retraites et dans des conditions difficiles. Je vois aussi des Français qui ont quitté la France parce qu’ils ne pouvaient plus y vivre dignement. Je vois également des Français d’ici qui subissent l’image effrayante de la France que leur renvoient des médias parisiens, notamment sur le sentiment d’insécurité. À mon sens, c’est au croisement de plusieurs facteurs. Et c’est inquiétant.
La relation entre le Maroc et la France a été marquée ces dernières années par un grand froid. Comment comptez-vous contribuer au réchauffement en cours et quels risques pour ce dernier au vu du changement prévu au sein du gouvernement français?
La relation Maroc-France, je m’y suis investi puisque, jusque-là, j’ai été président du groupe d’amitié France-Maroc à l’Assemblée nationale, un groupe transpartisan à travers lequel nous avons porté un bon nombre de projets tout au long des deux dernières années. C’est d’ailleurs le groupe qui s’est le plus réuni à l’Assemblée. Nous avons il y a peu organisé une mission au Maroc et celle-ci a réuni des députés de tous les bords. Le tout, avec des axes de travail bien définis. À commencer par le partenariat en matière d’énergies renouvelables et de sécurité sociale. Je retiens à ce titre que pendant que le Maroc ambitionne de généraliser la couverture sociale à tous ses citoyens, la France est en train de la démanteler. Nous avons beaucoup de choses à apprendre du Maroc.
Lire aussi : Interview. «Marine Le Pen reconnaîtra la marocanité du Sahara si elle est élue en 2027», selon Aymeric Chauprade
J’ai connu la vraie dimension de la coopération Maroc-France dans les années 2008 quand j’étais diplomate à Rabat. Et je me souviens de cette grande ambition que nous avions en commun. Cette ambition s’est perdue côté français. C’est mon impression. Il faut retrouver cette envie de faire de grandes choses ensemble. Pour cela, il faut que nous puissions tous, en France, voir ce que le Maroc est aujourd’hui. Réellement. Le Maroc aujourd’hui est un acteur global, un leader continental qui a des ambitions sur sa façade atlantique et une vision d’avenir, notamment sur les énergies renouvelables. C’est un acteur qui intervient dans les affaires du monde. Ce pays est à considérer à ses justes valeur et mesure. La France, ou tout autre pays, doivent se positionner sur le Maroc en ayant tout cela en tête.
Cela suppose un changement de paradigme. Quel pourrait en être le déclencheur?
C’est ce que j’ai essayé de porter au sein du groupe d’amitié en amenant des députés: faire qu’on vienne au Maroc pour s’en rendre compte. Qu’on rencontre les décideurs, les entrepreneurs et les acteurs de la société civile marocains et qu’on se rende compte du changement phénoménal qui s’est produit au Maroc sur les 15-20 dernières années. Pour cela, il faut être ici et le vivre. C’est à ce titre que nous avons lancé une étude sur les énergies renouvelables et amorcé des échanges de nos expériences respectives en la matière, les ambitions tant de la France que du Maroc étant fortes sur ce registre. Il faudrait pour cela se réintéresser au pays et à ses acteurs et, surtout, changer de lunettes.
Ce changement auquel vous appelez suppose également un repositionnement de la France à l’égard de la question du Sahara marocain, objet par ailleurs d’une véritable surenchère de la part de vos concurrents, entre la macronie qui reconnaît désormais la souveraineté économique du Maroc sur ses provinces du Sud et le Rassemblement national qui suggère une reconnaissance franche de la marocanité du Sahara. Et vous?
Je ne sais pas si la macronie ou le Rassemblement national ont changé de point de vue sur cette question. Mais je sais quel a été mon point de vue tout au long de ces quinze dernières années: le soutien ferme à la proposition d’autonomie du Sahara sous souveraineté du Maroc comme la seule option de solution au conflit. Un point de vue qui s’est construit ici au Maroc, en comprenant l’histoire de ce pays. J’ai également eu à en saisir les enjeux en tant que diplomate quand j’étais en charge des questions de sécurité au Sahel.
Lire aussi : Comment la reconnaissance économique de la marocanité du Sahara par la France tétanise le régime algérien
Je vois bien tout ce qu’apporte l’exercice du Maroc de sa souveraineté sur le Sahara sur la stabilité dans toute la région. Au-delà de mes convictions personnelles, j’ai été amené à considérer tout au long de ces dernières années que cette question doit trouver sa solution à l’ONU, mais qu’à l’ONU, il y a une seule solution aujourd’hui réaliste. C’est celle proposée par les Marocains: une autonomie du Sahara dans le cadre de la souveraineté marocaine.
Cette position est-elle partagée par tout le Nouveau front populaire?
Elle est partagée par un certain nombre de députés du Nouveau front populaire. D’ailleurs, de nombreux députés, qu’ils viennent des Verts, de LFI, du PS… s’étaient déjà exprimés sur la question en épousant le point de vue du Maroc. Il se trouve que tous sont positionnés pour le second tour des législatives.
À l’aune des grands bouleversements actuels, comment voyez-vous l’avenir de la France?
Je suis un pur produit de la République et je ne souhaite pas que cette France que j’ai connue change. Franco-tunisien issu de la classe moyenne, j’ai pu accéder à l’école française et faire des études supérieures grâce à des bourses. J’ai eu un travail au sein de la haute fonction publique française grâce à des concours de la République. C’est tout ce modèle, qui a su considérer le Franco-tunisien que j’étais, comme un citoyen à part entière avec une chance de devenir haut fonctionnaire puis député, qui est aujourd’hui menacé. Je ne souhaite pas que ce modèle soit remis en cause par un Rassemblement national à qui l’autre fait toujours peur.
Quid des relations futures de la France avec des pays comme le Maroc?
Pour le Maroc, j’ai vu des députés du Rassemblement national en commission des Affaires étrangères de l’Assemblée national qui demandaient à ce que l’Agence française de développement ne travaille plus avec le Maroc. J’ai vu des députés demander à ce que des pays comme le Maroc soient sanctionnés par des restrictions d’octroi de visas. Je vois des députés qui remettent en cause des binationaux dont une bonne partie est d’origine marocaine. Elle est là la réalité du Rassemblement national à l’égard du Maroc et des Marocains. Est-ce que la relation entre les deux pays va en pâtir? Nul doute que oui.