En 1962, l’Algérie s’établit sur des frontières conçues par et pour la France, englobant des territoires historiquement liés à ses voisins. Au nom des frontières historiques, Tunis et Rabat pouvaient espérer que cette injustice territoriale flagrante serait réparée dans l’ère post-coloniale. D’autant que la rhétorique panafricaine de l’époque exaltait l’unité et la solidarité: comment imaginer que l’Algérie libre– qui se proclamait «Mecque des mouvements de libération»– se comporterait en gardienne des injustices de la colonisation française? C’est pourtant ce qui va se produire, et très vite. La politique d’Alger, sous couvert de discours anti-impérialistes, consista en réalité à pérenniser les spoliations coloniales à son profit, au mépris des attentes légitimes de ses voisins. La fraternité révolutionnaire affichée en 1962 va tourner court, laissant place à la défiance et à la rancœur.
Dans les premières années qui suivent l’indépendance algérienne, Ahmed ben Bella– devenu le premier chef d’État algérien après le coup d’État contre le Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA)– joue habilement. D’un côté, il proclame haut et fort le respect des principes panafricains, de l’autre il multiplie les assurances verbales à l’adresse de Bourguiba et de Hassan II pour désamorcer leurs revendications frontalières. Ces promesses, souvent faites en aparté ou dans des correspondances discrètes, vont se révéler n’être que du vent.
L’espoir déçu de la Tunisie: l’accord secret du Caire (1964)
Commençons par la Tunisie. Bourguiba avait fait de la récupération du «prolongement saharien» tunisien une priorité dès 1956, documents historiques à l’appui. Il estimait la revendication légitime, fondée sur des titres ottomans de 1707 et des accords franco-libyens (1910, 1956) situant la frontière à Garet El Hamel (borne 233). Pourtant, Bourguiba s’était gardé de tout affrontement direct avec l’Algérie naissante. En février 1959, il déclarait préférer réclamer son Sahara «aujourd’hui plutôt que d’ouvrir un conflit avec nos frères algériens demain». Il alla même, en juillet 1961, jusqu’à envoyer un commando symbolique planter le drapeau tunisien sur la fameuse borne 233, près de Tataouine– une audacieuse tentative immédiatement écrasée par l’aviation et les troupes françaises venues d’Alger. Toute l’habileté de Bourguiba consista ensuite à attendre son heure, convaincu que le nouvel État algérien, redevable du soutien tunisien pendant la guerre d’indépendance, finirait par négocier de bonne foi.
L’occasion semble se présenter en janvier 1964, lors de la deuxième conférence au sommet de l’OUA au Caire. En coulisses, Bourguiba et Ben Bella se rencontrent pour évoquer la question frontalière restée en suspens. Le président tunisien, persuasif, remet sur la table le dossier de la borne 233. Et là, miracle (non, supercherie!): Ben Bella cède devant le charismatique président tunisien. Les deux hommes scellent un accord secret aux termes duquel l’Algérie s’engage à rendre à la Tunisie la bande contestée de 20.000 km². C’est pour Tunis une victoire diplomatique majeure, arrachée dans la discrétion d’une poignée de main entre les deux présidents, et qui devait être formellement ratifiée noir sur blanc. Le témoignage de Tahar Belkhodja, alors jeune diplomate accompagnant Bourguiba, confirme cet instant d’euphorie: «Bourguiba a soumis à Ben Bella le problème de la délimitation… Le chef d’État algérien a consenti verbalement à reconnaître la souveraineté tunisienne», racontera-t-il plus tard. La Tunisie croit toucher au but.
Hélas, cet accord secret du Caire ne sera jamais appliqué. Quelques mois après, le sol d’Alger tremble: en juin 1965, le colonel Houari Boumediene renverse Ben Bella par un coup d’État. Avec ce colonel qui n’a jamais tiré une seule balle contre l’armée française et qui est un condensé de complexes à l’égard des véritables héros algériens qui ont combattu pour l’indépendance, l’Algérie bascule dans un régime militaro-nationaliste bien décidé à ne rien céder de «l’héritage de la France». Le nouveau maître d’Alger balaye d’un revers de main l’arrangement conclu avec Bourguiba. À peine installé au pouvoir, il adopte une ligne inflexible: aucune modification des frontières coloniales ne sera tolérée. Ainsi, la promesse de Ben Bella est enterrée avant même d’avoir été officialisée, trahissant la confiance de Bourguiba. Alger s’arc-boute désormais sur le principe de l’intangibilité des frontières héritées du colonialisme, érigé en dogme sacro-saint à l’OUA par la diplomatie algérienne dès 1964 (Lire la chronique de l’historien Bernard Lugan). Le ton, autrefois cordial, devient sec: à chaque fois que Tunis ose reparler de borne 233, Alger oppose une fin de non-recevoir cinglante. La volte-face est flagrante. Boumediene considère au contraire toute revendication tunisienne comme un casus belli en puissance, une atteinte inacceptable à l’intégrité du territoire algérien. Les négociations, envisagées d’État à État, se muent en monologue fermé du côté d’Alger. Bourguiba, stupéfait puis furieux, assiste à l’effondrement de ses espoirs. Son vis-à-vis algérien, triomphant, joue la montre et le rapport de force.
Les assurances jamais tenues envers le Maroc
Le Royaume du Maroc, pour sa part, va connaître une désillusion parallèle. Contrairement à la Tunisie, il n’y eut pas d’«accord secret» écrit avec Ben Bella, mais une succession de promesses verbales et écrites qui s’avéreront tout aussi creuses. Dès 1961, le roi Mohammed V avait accueilli à Rabat des représentants du GPRA. Un accord fut établi en juillet 1961– dans le contexte des pourparlers d’Évian– prévoyant la création d’une commission mixte de délimitation des frontières après l’indépendance. Le GPRA réitéra à cette occasion sa promesse que le tracé contesté serait rouvert à la discussion dès que possible. Fort de ces garanties, le Maroc attend patiemment 1962.
Au lendemain de l’indépendance algérienne, en septembre 1962, le roi Hassan II (qui a succédé à feu Mohammed V décédé en février 1961) dépêche une mission d’amitié à Alger pour féliciter les nouveaux dirigeants et… leur rappeler leurs promesses. Las, le terrain commence déjà à se dérober sous les pieds marocains. En octobre 1962, profitant du flou administratif de l’installation du nouvel État, l’armée algérienne occupe militairement Tindouf, en délogeant manu militari les représentants locaux acquis au Maroc. Des accrochages ont lieu, faisant des morts parmi les populations civiles– premiers signes qu’Alger n’entend pas discuter de ces régions stratégiques. Rabat temporise malgré tout, privilégiant encore l’option diplomatique.
En mars 1963, Hassan II entreprend une visite officielle de trois jours à Alger pour rencontrer Ahmed ben Bella, désormais Premier ministre du gouvernement algérien. Le Roi espère régler l’affaire dans l’enthousiasme de l’indépendance retrouvée. Des accords de coopération sont signés et, surtout, Hassan II évoque formellement le dossier des frontières, réclamant l’activation de la fameuse commission convenue en 1961. Ben Bella, affable, ne montre aucune hostilité ouverte. Mieux, il demande au Roi un peu de patience: selon lui, l’Algérie est encore en pleine transition institutionnelle, il lui faut d’abord mettre en place ses organes de pouvoir, une constitution, etc. Ben Bella jure alors à Hassan II qu’une solution sera trouvée «d’ici quelques mois», le temps que l’Algérie se stabilise. «Je vous demande juste un délai, le temps de devenir officiellement président en septembre ou octobre, et nous ouvrirons ensemble le dossier des frontières. Il va sans dire que l’Algérie indépendante ne saurait être l’héritière de la France en ce qui concerne ses frontières», déclare-t-il en substance au souverain marocain. Ces paroles se veulent rassurantes, et l’Algérie prétend ne pas vouloir reprendre à son compte les abus frontaliers de la colonisation. Sur le moment, Hassan II semble disposé à le croire. Après tout, Ben Bella est un camarade de lutte anti-coloniale, accueilli à Rabat en 1962 en héros aux côtés du président du GPRA Benyoucef Benkhedda. Le Maroc veut croire à la sincérité révolutionnaire de ses frères d’armes algériens.
Malheureusement, cette énième promesse de Ben Bella ne sera jamais honorée. Le «quelques mois» de délai se mue en un report indéfini. Au lieu d’ouvrir le dossier frontalier à l’automne 1963, l’Algérie de Ben Bella va au contraire adopter une posture de plus en plus rigide et suspicieuse envers le Maroc. La propagande algérienne commence à accuser le Maroc d’expansionnisme, préparant les esprits à un possible affrontement. En septembre, Alger déplace des troupes vers la frontière de Béchar-Tindouf, pendant qu’au Maroc la presse nationaliste republie des cartes du «Grand Maroc» incluant le Sahara algérien. La tension monte d’un cran supplémentaire quand les services marocains interceptent des ingérences algériennes: Ben Bella avait secrètement appuyé l’envoi de bandes armées en territoire marocain pour fomenter des troubles, tout en niant toute visée agressive. Le climat de confiance se dégrade irrémédiablement.
Au début d’octobre 1963, c’est l’engrenage. Des escarmouches éclatent sur la frontière désertique. Hassan II, ulcéré de voir Alger reculer sans cesse, décide de répondre aux provocations algériennes: le 14 octobre 1963, l’armée marocaine franchit la frontière pour récupérer les postes d’Hassi Beïda et de Tinjoub, occupés par les Algériens. C’est le début de la brève, mais violente Guerre des Sables. Les unités marocaines avancent sur plusieurs kilomètres en territoire algérien, jusqu’aux environs de Tindouf, infligeant une véritable déroute aux forces adverses. De son côté, le renégat Ahmed ben Bella lance un appel fiévreux à la résistance populaire contre l’«agresseur» marocain, présentant le conflit comme une nouvelle lutte anti-impérialiste. L’Algérie expulse en masse environ 6.000 civils marocains établis sur son sol, en représailles. Ironie tragique: ces combats meurtriers auraient probablement pu être évités si Ben Bella avait honoré sa promesse de dialogue. Au lieu de cela, il laissa pourrir la situation et engagea un conflit armé contre le Maroc. De nombreux commentateurs diront que ce conflit armé a servi au régime d’Alger pour unifier le front intérieur et éviter la guerre civile que menaçaient de mener les vrais résistants algériens, à leur tête Hocine Aït Ahmed, contre les imposteurs Boumediene et Ben Bella.
Boumediene s’emploie activement à institutionnaliser le tracé colonial comme intangible. C’est sous son impulsion que l’Algérie devient le champion du principe de l’intangibilité des frontières coloniales à l’OUA. Adoptée à la conférence du Caire de 1964, cette règle diplomatique– qui visait officiellement à prévenir les conflits en Afrique– a surtout profité à Alger en légitimant rétroactivement son territoire agrandi par le colonialisme. Ce principe prétendument «neutre» a été en réalité un instrument forgé en vue d’imposer un legs colonial, permettant à l’Algérie de conserver les territoires amputés à ses voisins. Boumediene en a fait son bouclier juridique, clouant le bec à toute réclamation marocaine ou tunisienne sous couvert de légalisme international.
Pendant ce temps, l’Algérie militarise lourdement sa frontière ouest, se dotant grâce à l’aide soviétique de l’un des armements les plus puissants d’Afrique. Voici ce qu’écrit la CIA à l’époque:
«L’une de nos principales difficultés réside dans la réaction du Maroc et de la Tunisie face au renforcement militaire massif de l’Algérie, mené avec l’aide soviétique. L’Algérie a surréagi à sa défaite face aux forces marocaines en 1963 et possède désormais le troisième arsenal militaire d’Afrique. L’aide militaire soviétique, composée à parts égales de dons et de prêts, s’élève aujourd’hui à plus de 180 millions de dollars. Très préoccupés par la montée en puissance de l’Algérie, Hassan et Bourguiba ont sollicité de notre part une aide militaire supplémentaire, ainsi qu’une garantie américaine quant à leur sécurité nationale. Tous deux semblent mécontents de notre manque de réactivité face à leurs demandes d’armes et de protection. Le roi Hassan, qui arrive demain à Washington pour une visite officielle, entend aborder la question de la sécurité comme une priorité absolue.»
«Viendra le jour où le Maroc réclamera son Sahara oriental»
— Charles Saint-Prot, géopolitologue français
Au sud-est, dans les territoires spoliés à la Tunisie, Boumediene adopte une tactique plus feutrée, mais tout aussi inflexible. Il sait la Tunisie plus faible militairement et économiquement, donc moins menaçante. Il va donc simplement faire traîner les choses jusqu’à épuisement de l’adversaire. Pendant quelques années (1965-1967), Alger et Tunis maintiennent des discussions byzantines au sein d’une commission mixte. Mais Boumediene refuse tout compromis: l’Algérie campe sur la ligne de Fort Saint (borne 220), rejetant définitivement la borne 233 chère à Bourguiba.
Des accords qui peuvent voler en éclat d’un jour à l’autre
La Tunisie, isolée (son allié français l’ayant lâchée sur ce dossier, et le Maroc étant occupé sur son propre front), finit dos au mur. En avril 1968, après des pressions intenses, Bourguiba se résigne à capituler diplomatiquement. Un protocole d’accord est signé, où Tunis reconnaît officiellement le tracé frontalier tel que voulu par Alger, c’est-à-dire s’arrêtant à la borne 220. La portion litigieuse jusqu’à la borne 233 est abandonnée par écrit. La signature finale intervient le 6 janvier 1970: ce jour-là, le ministre tunisien Habib Bourguiba Jr. (fils du président) paraphe avec Abdelaziz Bouteflika le traité de délimitation définitif, entérinant la frontière saharienne actuelle. L’épisode est mal digéré par Tunis. La veille, le 5 janvier, une délégation d’officiers tunisiens partie à Alger pour discuter une dernière fois du tracé s’est fait éconduire sèchement… scellant la perte pour la Tunisie d’un territoire grand comme deux fois le Qatar et gorgé d’hydrocarbures. Une amputation nette au profit de l’Algérie, que Bourguiba, contraint et amer, qualifiera plus tard de «don en guise de fraternité».
«Vous voyez, l’Algérie a un gros ventre… plein de gaz!»
— Habib Bourguiba, en allusion aux richesses que Tunis s’est fait ravir
Du côté marocain, et après des années de tension froide, Hassan II finit lui aussi par composer sur le Sahara oriental. En janvier 1969, Hassan II et Boumediene se rencontrent à Ifrane et parviennent à un compromis de principe, officialisé par un Traité d’amitié. Ce dégel conduit à la signature, en juin 1972, d’une Convention sur la frontière d’État entre le Maroc et l’Algérie. Aux termes de cet accord, le Maroc reconnaît le tracé frontalier hérité de la colonisation, renonçant de fait à ses revendications sur Tindouf et Colomb-Béchar. En échange, Alger fait quelques concessions économiques jamais tenues jusqu’à présent (promesse d’un accès marocain au fer de Gara Djebilet, coopération sur un pipeline transsaharien) et s’engage à fermer définitivement le contentieux. Si Rabat accepte ce traité, c’est que le contexte a évolué: le roi feu Hassan II, a entamé la réclamation du Sahara occidental colonisé par l’Espagne. Il fait un pas pour sacrifier donc, la mort dans l’âme, le Sahara oriental pour mieux se concentrer sur le dossier du Sahara occidental. Toutefois, Hassan II n’aura pas à regretter amèrement son accord frontalier avec Boumediene. En effet, le traité de 1972 n’a jamais été ratifié par le Parlement marocain. Ce qui le rend caduc. Et la Constitution «le Royaume du Maroc entend préserver, dans sa plénitude et son intégrité, son unité territoriale et consolider son unité nationale.»
Habib Bourguiba, jusqu’à sa mort, n’a jamais accepté la perte de la borne 233. Symbole de ce ressentiment, il conservait dans son bureau, bien en vue derrière son siège, une grande carte de la Tunisie avec la frontière non pas à la borne 220 imposée par l’Algérie, mais bien jusqu’à la borne 233 incluant tout le Sahara tunisien. À ses visiteurs étrangers, il désignait souvent la carte avec un trait d’humour noir: «Vous voyez, l’Algérie a un gros ventre… plein de gaz!», allusion aux richesses que Tunis s’est fait ravir. Ses successeurs, y compris le président Ben Ali, laisseront ce tableau-cartographie accroché au palais de Carthage, silencieux rappel du territoire perdu.
La société civile tunisienne, de son côté, n’a pas totalement abandonné l’idée que cette spoliation pourrait un jour être reconsidérée. Régulièrement, des historiens, d’anciens diplomates ou des nationalistes tunisiens remettent le sujet à l’honneur, parlant des terres annexées ou confisquées par l’Algérie et réclamant justice – ne serait-ce que morale. Kaïs Saïed, président actuel, est même accusé de se plier entièrement à la ligne d’Alger, au point de faire de la Tunisie une quasi «59ème wilaya» (province) de l’Algérie. Mais le vent tourne à Tunis. Selon des photographies authentiques qui circulent en ce moment, Kaïs Saïed s’affiche timidement, sous la cendre, devant cette fameuse carte intégrale du Sahara tunisien.
Au Maroc, la question du Sahara oriental est longtemps restée taboue publiquement après 1975, Rabat se concentrant sur la récupération du Sahara occidental. Néanmoins, les Marocains gardent le sentiment d’avoir été floués en 1962-63. L’idée que l’Algérie a roulé le Maroc dans la farine en profitant de son esprit de fraternité fait son chemin. Même à l’étranger, on n’est pas dupe. Des voix, comme celle de Charles Saint-Prot, président de l’observatoire d’études géopolitiques à Paris, affirment que «viendra le jour où le Maroc réclamera son Sahara oriental», fort de tous ses titres historiques et juridiques prouvant la marocanité de ces contrées. Celles-ci constituent un territoire immense et correspond à environ le tiers de la superficie de l’Algérie (sujet de ma chronique de dimanche prochain).






