Ce ne sont pas des scènes tirées d’un film de guerre, ni des pages arrachées à un roman noir inspiré d’un passé lointain. Ce sont des histoires vraies, des récits gravés dans la chair et l’âme, portés par ceux qui, enfants ou jeunes adultes, ont été arrachés à leur terre natale, le Maroc, pour être livrés à l’enfer des camps de Tindouf. Pendant des décennies, ils ont souffert en silence.
«Je dansais pieds nus sur des braises, les yeux bandés, pendant qu’ils riaient.» Les mots de Mohamed Badahi claquent comme des coups de fouet. Il ne décrit pas une hallucination, mais un supplice bien réel, organisé, répété. Une mise en scène sadique où les prisonniers, pieds nus, yeux bandés, étaient forcés de marcher sur un sable brûlant, parfois mêlé de braises, sous un soleil écrasant. Le moindre mouvement, la moindre plainte déclenchait des rires hystériques.
«Ils se délectaient de ce théâtre. L’un vous tendait une cigarette, vous tiriez une bouffée, les yeux bandés, les membres ligotés. À la deuxième, le tortionnaire retournait la cigarette, le mégot brûlant vos lèvres. Si vous criiez, leurs rires redoublaient, suivis de gifles et de coups venant de toutes parts», raconte-t-il.
Ce n’était pas une sanction, mais un spectacle. Un rituel d’humiliation infligé par les milices armées du Polisario à des civils kidnappés dans les provinces du Sud du Maroc, dans les années 1970 et 1980, puis transférés dans les camps de Tindouf, sur le territoire algérien.
«Je ne parlais qu’avec mes mains. J’étais devenue muette de peur»
Parmi les premiers enlevés, Mohamed Ahmed El Jakani, professeur de Coran et de langue arabe, kidnappé en novembre 1979 près de Laâyoune. «Ils m’ont bandé les yeux, ligoté et jeté dans un véhicule. À Mahbès, j’ai découvert quarante hommes entassés dans une cellule de cinq mètres carrés, gémissant sous la torture incessante. On m’a jeté parmi eux», se souvient-il.
Certains n’étaient que des enfants, incapables de lire. Pourtant, ils furent traînés, battus, enfermés. Gebbel Fahmi, enlevée à l’âge de quatre ans à Tan-Tan, en est un exemple. Le traumatisme l’a rendue muette pendant des années. «Je ne parlais qu’avec mes mains. J’étais devenue muette de peur», confie-t-elle. Pendant 28 ans, elle fut soumise à des travaux forcés dans les camps de Tindouf.
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Houda Ghazal, née en 1991 dans les camps d’une famille retenue contre son gré, raconte une horreur absolue. Violée à huit ans par ceux qui se présentaient comme ses libérateurs, elle dénonce un système sordide et violent: «Ma tante a été violée à 14 ans et emprisonnée parce qu’elle était enceinte. Au lieu de punir son agresseur, ils ne pensaient qu’à l’enfant à naître, destiné à devenir un futur terroriste.» En 1998, lors de la visite de Kofi Annan, alors secrétaire général de l’ONU, Houda tente de l’approcher pour dénoncer ses bourreaux. «Ils m’ont attrapée et violée en représailles. Devant moi, ils ont froidement exécuté la fillette qui m’avait prêté ses chaussures pour courir vers Annan», se remémore-t-elle.
El Houcine, kidnappé avec d’autres civils, évoque une vie volée, passée à être déplacé de prison en prison. «Nous étions ligotés, enfermés à Mahbès, puis transférés aux camps de Rabouni dans des conditions épouvantables. Impossible de bouger, impossible de respirer», se souvient-il.
Ahmed El Choueïr, rescapé après seize ans d’enfermement entre 1975 et 1991, décrit l’indicible: «Ce que j’ai vu dépasse l’imagination. Des hommes enterrés vivants, d’autres jetés dans des puits, des corps traînés par des véhicules jusqu’à leur déchirement.»
Coups, sévices, famine, humiliations… Chaque témoignage est une variation de la même agonie. Zahra, capturée lors d’une fête à Tan-Tan, se souvient : «Ils nous ont tous emmenés, même la mariée. Dans les camps, ils nous condamnaient aux travaux forcés et nous obligeaient à suivre des entraînements militaires.»
Une géographie de la terreur
Les camps de Tindouf sont structurés, quadrillés, militarisés. En surface, des tentes et des slogans. En sous-sol, des bunkers, des geôles, des caves. Un système parallèle, secret, conçu pour neutraliser, punir, formater. Dans ce système, l’Algérie ne joue pas un rôle secondaire. Elle fournit les armes, les camps, les moyens de transport, la protection diplomatique. Elle organise, soutient, couvre. Un constat confirmé par Omar Khenibila, ancien cadre propagandiste du Polisario.
Beaucoup ne sont jamais revenus, à l’image d’Abdessalam Essabbagh. Lui et son épouse furent piégés et exécutés, leurs deux enfants disparus sans laisser de trace. «Abdessalam a été attiré sous prétexte d’une visite familiale, puis torturé et exécuté par balle. Quatre jours plus tard, ce fut le tour de son épouse. Le sort de leurs enfants reste inconnu», raconte Salek Rahal.
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Cette famille menait une vie ordinaire. Abdessalam travaillait pour une entreprise française d’assemblage automobile en Algérie. Invité par le Polisario à rendre visite à de prétendus proches dans les camps, il accepte, inconscient du piège. À leur arrivée, ils sont brutalement séparés. Abdessalam est immédiatement emprisonné et torturé, tandis que son épouse, Addiya, demande désespérément de ses nouvelles. Ses appels restent sans réponse jusqu’à son exécution. Leurs enfants, âgés de quatre et six ans, semblent s’être volatilisés. Aucune trace, aucune explication.
Leur histoire incarne le destin tragique de centaines d’autres victimes anonymes, englouties par le silence et l’impunité. Leur mémoire hante les survivants, qui portent aujourd’hui la lourde tâche de raconter l’indicible. Mais aujourd’hui, un changement pourrait être imminent. Un projet de loi présenté devant le Congrès américain appelle à désigner officiellement le Polisario comme une «organisation terroriste». Khalid Chiyat, professeur de droit international, est catégorique. «Les actes du Polisario relèvent clairement des crimes de guerre et du terrorisme. Il est temps que la communauté internationale nomme enfin les choses», estime-t-il.
Ce projet de loi bipartisan, porté par le républicain Joe Wilson et le démocrate Jimmy Panetta, s’appuie sur des preuves solides, des témoignages directs et des rapports détaillés mettant en lumière les liens étroits du Polisario avec des groupes extrémistes tels que le Hezbollah, les Gardiens de la révolution iraniens et le PKK.
Récemment, le Washington Post révélait même que des drones de fabrication iranienne avaient été livrés au Polisario et utilisés dans des attaques visant des civils.
Pour Omar Khenibila, ancien cadre du Polisario aujourd’hui repenti, cette décision serait une étape majeure vers la justice. «Ce classement serait une reconnaissance officielle des souffrances endurées par les victimes. Ce serait surtout un message fort contre l’impunité dont jouissent les dirigeants du Polisario et leurs protecteurs algériens depuis des décennies», affirme-t-il. C’est ce que demandent les survivants. Non pas une vengeance. Mais la reconnaissance. La vérité. L’arrêt de l’impunité. Et surtout, que cela ne se reproduise plus.










