Ancienne ministre française du Logement, figure majeure de l’écologie politique et directrice générale d’Oxfam France, Cécile Duflot incarne depuis plus de deux décennies un engagement résolu en faveur de la justice sociale et environnementale. Elle est notamment à l’origine de la loi dite «Duflot I», qui visait à mobiliser le foncier public pour la construction de logements sociaux, tout en relevant leur seuil minimal à 25%. Militante convaincue, elle n’a cessé de dénoncer les impasses de nos modèles économiques actuels et plaide aujourd’hui pour une transformation systémique, à la fois plus équitable et plus durable.
Invitée par l’Institut français du Maroc dans le cadre du programme «Demain dès aujourd’hui», Cécile Duflot s’est récemment rendue à Rabat, Marrakech et Casablanca, où elle a animé plusieurs conférences autour des liens profonds entre inégalités sociales et crise climatique. À cette occasion, c’est à Casablanca qu’elle a exploré, dans cet entretien sans détour avec Le360, l’urgence de repenser nos priorités et les conditions nécessaires à l’émergence d’un avenir commun plus juste.
Le360: le Maroc fait face à des défis environnementaux majeurs, tels que le réchauffement climatique et la sécheresse. Comment analysez-vous cela?
Cécile Duflot: la zone méditerranéenne est l’une des plus exposées aux effets du changement climatique, notamment avec des phénomènes météorologiques intenses, une alternance de sécheresse, ce que connaît le Maroc depuis plusieurs années, et de pluies, voire d’orages très violents, qui peuvent créer beaucoup de dommages. La France, par exemple, a elle aussi subi, il y a quelques jours, un orage très violent où trois personnes sont malheureusement décédées. C’est vraiment une situation à laquelle nous devons tous faire face ensemble.
Le Royaume poursuit ses efforts pour améliorer les conditions socio-économiques de sa population. D’après-vous, comment s’articule la transition écologique avec la lutte contre la pauvreté?
Ce qui est sûr, c’est qu’on n’apportera pas de réponse à la crise environnementale si on ne travaille pas sur la justice sociale. Les exemples ont montré que ces questions doivent être abordées de manière simultanée.
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Pensez-vous que la question environnementale occupe aujourd’hui une place suffisante dans les priorités nationales au Maroc?
La question se pose au Maroc, elle se pose ailleurs aussi. C’est un peu difficile d’imaginer que ce qui est en jeu devant nous, c’est l’habitabilité de la planète Terre pour l’espèce humaine. Ce n’est pas un problème de planète, la planète a survécu avec ou sans les dinosaures, avec ou sans les humains, la planète s’adapte. La problématique est la suivante: on fait face aujourd’hui à un climat qui est compatible avec l’espèce humaine. Mais si le réchauffement excède 3 ou 4 degrés, on ne sait pas ce qu’il va se passer, s’il n’y aura pas de risques d’alternances de chaleurs humides extrêmes qui sont totalement intolérables pour le corps humain. Face à ces enjeux compliqués, il faut une mobilisation générale. Est-ce que cette préoccupation va suffisamment loin? Je serais tentée de dire que non, mais c’est le cas partout, pas seulement au Maroc. Ce n’est pas l’aventure de quelques-uns. L’écologie, ce n’est pas seulement le problème des écologistes, c’est le problème de tous les dirigeants politiques, c’est le problème des chefs d’entreprise et c’est le problème des citoyens.
«Je trouve que la reconnaissance du travail domestique est quelque chose d’essentiel. C’est un combat mondial et il faut que les femmes et les jeunes femmes en particulier s’en emparent.»
— Cécile Duflot
D’après ce que vous observez, les stratégies de développement mises en place au Maroc accordent-elles à la question environnementale l’importance qu’elle mérite?
Il y a des choses qui se confrontent un peu. Quand on est dans une logique de développement et d’accroissement de l’activité économique, ça devient une priorité et l’environnement passe après. Il faut avoir une vision intégrée dès le départ. Vous préparez un grand événement qui est la Coupe du monde tandis que nous, en France, nous avons vécu les Jeux olympiques. On peut être tenté dans ces moments-là de mettre l’accent sur les équipements, l’investissement de très grands projets qui seront coûteux financièrement mais aussi écologiquement, donc intégrer un modèle de développement beaucoup plus économe en ressources dès le début des projets. C‘est ça la clé: ça n’empêche pas le développement, ça n’empêche pas les projets, mais cela nous amène à les penser différemment.
«Quand on prend le train, on vit vraiment un pays et c’était très beau de traverser tout le Maroc en train. J’ai surtout fait de magnifiques rencontres.»
— Cécile Duflot
Comment percevez-vous l’évolution de la condition des femmes au Maroc, notamment à la lumière des débats actuels sur la réforme du Code de la famille et la reconnaissance du travail domestique comme une contribution économique à part entière?
J’ai eu l’occasion, pendant cette semaine passée au Maroc, de rencontrer beaucoup de militantes engagées pour les droits des femmes qui m’ont expliqué la teneur de ce débat. Je trouve que la reconnaissance du travail domestique est quelque chose d’essentiel. C’est un combat mondial et il faut que les femmes et les jeunes femmes en particulier s’en emparent. On sent qu’il y a un certain nombre de jeunes hommes et de jeunes femmes qui ne se sentent pas concernés mais ce combat des droits est vital et émancipateur pour tout le monde, y compris les hommes.
S’il y avait trois mesures à prendre d’urgence pour une parité pleine et entière entre hommes et femmes au Maroc, lesquelles seraient-elles?
Ce qu’il faut faire, de manière générale, pour que les choses changent, c’est d’abord de donner à voir la réalité des femmes, de les compter, d’évaluer la valeur du travail domestique, de déterminer les secteurs où elles sont plus ou moins payées. La deuxième chose est la suivante: il faut que les droits effectifs dans les textes et dans la manière dont les juges prennent des décisions soient les mêmes pour les hommes et pour les femmes, c’est la clé de l’émancipation. Ensuite, le troisième élément essentiel, c’est l’indépendance économique. Là, l’enjeu, c’est l’éducation et la formation. A ce titre, j’aimerai que le Maroc nous explique comme il produit plus de filles et de femmes scientifiques que de garçons. Il y a là des choses à apprendre.
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Vous abordez l’effectivité des droits comme mesure à adopter. Avez-vous un exemple spécifique à partager?
Un sujet qui préoccupe beaucoup les personnes avec qui j’ai eu l’occasion d’échanger, c’est la question des mariages précoces. Il faut que les juges décident que ce n’est pas possible que des filles mineures se marient.
Quelle est votre relation avec le Maroc?
J’ai grandi dans une ville en France où les populations étaient très mélangées. De nombreux travailleurs marocains s’y étaient installés avec leurs familles. J’étais à l’école avec leurs enfants, j’allais chez eux, je mangeais la cuisine marocaine et je pense que c’est resté à l’intérieur de moi. Je ne me sens pas exactement comme à la maison mais plutôt comme si j’étais chez des amis quand je suis au Maroc et je trouve ça émouvant.
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C’est la première fois que vous visitez le pays?
Non, je suis venue plusieurs fois mais c’est la première fois que je reste aussi longtemps. Cette fois, j’ai eu la chance de prendre le train. Quand on prend le train, on vit vraiment un pays et c’était très beau de traverser tout le Maroc en train. J’ai surtout fait de magnifiques rencontres, y compris parmi les personnes qui ont accompagné les victimes du séisme d’Al Haouz et qui continuent d’être aux côtés des populations.
«Au Maroc, il y a tellement de bonnes choses à manger que je vais repartir avec un bout du Maroc, au sens littéral, à l’intérieur de moi.»
— Cécile Duflot
Quels changements remarquez-vous par rapport à vos dernières visites ici?
J’ai visité Rabat il y a 20 ans. Cette semaine, à mon arrivée dans la même ville, j’ai vu une grande différence. J’ai remarqué beaucoup plus de nature, beaucoup de place laissée aux arbres. Plus généralement, si le pays a changé, c’est parce que les jeunes générations sont dynamiques.
Pouvez-vous partager une anecdote liée à votre venue au Maroc?
J’accorde beaucoup d’intérêt à la culture culinaire d’un pays. Il se trouve que j’avais déjà goûté la harira, mais sans accompagnements. Là, elle a été servie avec des dattes et des gâteaux. Je me suis demandée ce qu’il fallait que je fasse, je trouvais ça quand même très curieux de manger des gâteaux avec de la soupe mais c’était absolument délicieux. J’en ai même repris le lendemain. Pour moi, l’essence d’un pays, c’est ce qu’on y mange. Au Maroc, il y a tellement de bonnes choses à manger que je vais repartir avec un bout du Maroc, au sens littéral, à l’intérieur de moi.








