Mardi 11 juillet, la Cour d’appel de Fès (premier degré) a condamné le dirigeant PJDiste Abdelali Hamieddine à trois ans de prison fermes pour complicité dans l’homicide volontaire qui a coûté la vie à l’étudiant de gauche Benaïssa Aït El Jid en 1993. Les deux parties, le dirigeant islamiste et la famille de la victime ont décidé d’interjeter appel du verdict. Cet appel est possible, en deuxième degré, devant la même Cour d’appel et en ultime recours (après cette phase) devant la Cour de cassation. Une procédure qui peut prendre plusieurs années, pour une affaire judiciaire qui n’a déjà que trop duré.
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Tout commence en 1993. L’Université Sidi Mohammed Benabdellah vit au rythme d’une dangereuse escalade entre étudiants se réclamant des mouvances gauchistes et islamistes. Entre les deux bords, l’affrontement dépasse depuis longtemps le débat des idées, pour déborder vers celui des violences physiques.
Deux ans plus tôt, aux premières heures d’une journée d’octobre 1991, Nordine Jarir, figure emblématique des étudiants gauchistes, est défenestré du 3ème étage de la cité universitaire lors d’un véritable raid mené par des étudiants islamistes, appuyés par des renforts d’autres villes, arrivés par train d’Oujda, et par des artisans de la médina de Fès. Malgré de graves blessures, Jarir a la vie sauve, mais il est arrêté et condamné à plusieurs années de prison. Toujours en 1991, Maâti Boumli, autre figure de la mouvance estudiantine de gauche, est assassiné par des étudiants d’Al Adl Wal Ihssane à la faculté des sciences d’Oujda.
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C’est dans ce contexte extrême tendu qu’allait intervenir l’assassinat de Benaïssa Aït El Jid, qui avait repris la place laissée vacante par Nordine Jarir. Natif d’un douar de la province de Tata en 1964, l’homme avait passé le plus clair de sa vie chez des membres de sa famille à Fès. Après une scolarité chaotique à cause de son militantisme, émaillée de suspensions, d’expulsions et de changements d’établissement, il obtient son baccalauréat en 1986 et rejoint les bancs de la faculté des sciences juridiques de Fès. Il y est toutefois plus actif comme «professionnel à plein temps du militantisme» qu’en tant qu’étudiant.
Un homicide en plein jour
Nous sommes en début d’après-midi de la journée du 25 février 1993. Benaïssa Aït El Jid quitte la faculté de droit en compagnie d’un camarade, El Haddioui El Khammar. Les deux étudiants sont à bord d’un taxi quand le véhicule arrive au niveau du très fréquenté quartier industriel de Sidi Brahim. Le véhicule est soudain immobilisé par une trentaine d’individus armés de sabres, de bâtons cloutés et de chaînes, parmi lesquels se trouvait, d’après les témoignages, Abdelali Hamieddine. Le chauffeur du taxi prend immédiatement la fuite, alors que les deux étudiants, isolés, sont littéralement lynchés par les assaillants, traînés sur la chaussée et sauvagement battus.
Au cours de l’agression, El Haddioui El Khammar se rappelle que ces derniers débattaient à un certain moment de la manière de laquelle ils allaient mettre fin aux jours de Benaïssa Aït El Jid. Et pendant le temps que la terrible fatwa prenait forme, Hamieddine avait maintenu son pied appuyé sur la nuque de l’activiste gauchiste. «Mchit fiha, El Khammar!» («C’en est fini pour moi El Khammar!») est la dernière phrase prononcée par Aït El Jid, selon le témoignage de son camarade, répété des dizaines de fois devant la Police judiciaire et les juges d’instruction.
En guise de coup de grâce, Benaïssa Aït El Jid est exécuté en recevant, sur le crâne, un gros bloc de pierre détaché du trottoir.
Alertée, la police intervient sur place, mais ne parvient à arrêter que deux individus parmi les agresseurs, dont Abdelali Hamieddine. Benaïssa Aït El Jid et El Haddioui El Khammar sont transportés aux urgences, mais sont également placés sous surveillance policière. Après un séjour à l’hôpital, le premier parvient à tromper la vigilance de ses gardiens et part se réfugier dans son village natal à Kariat Ba Mohammed. Le deuxième aura moins de chance, puisqu’il rend son dernier souffle le 1er mars 1993.
Et revoilà Hamieddine et Errammach!
Les trois individus arrêtés, Abdelali Hamieddine, Omar Errammach et El Haddioui El Khammar (toujours en fuite), sont jugés et condamnés à deux ans de prison. L’acte d’accusation ne mentionne qu’une rixe ayant conduit à un homicide: en l’absence de témoins, impossible pour les enquêteurs et la justice de déterminer les faits exacts et d’établir avec précision qui avait fait quoi. Résultat: il est impossible pour la famille Aït El Jid de recourir à la justice.
Coup de théâtre quelques mois plus tard. El Khammar est finalement arrêté en octobre 1993, et incarcéré en vertu de sa condamnation par contumace dans l’établissement pénitentiaire de Aïn Qadous… où il croise et reconnaît Abdelali Hamieddine. L’unique témoin peut enfin mettre un nom sur un visage. Mais cela ne suffit pas pour réexaminer l’affaire Aït El Jid, et aucune procédure judiciaire n’est initiée par la famille.
Leur peine de deux années de prison purgée, chacun des trois protagonistes reprend le cours normal de sa vie, comme s’il n’était question que d’un simple fait divers. Abdelali Hamieddine poursuit ses études supérieures et construit au fil des ans une solide carrière politique au sein du MUR, mouvement qui sera en partie la matrice du Parti de la justice et du développement (PJD).
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Nouveau rebondissement en 2006. Omar Mouhib, membre d’Al Adl Wal Ihssane, qui avait également participé à l’assassinat de Benaïssa Aït El Jid, est arrêté. Au cours des 13 ans qui séparent le meurtre et son arrestation, l’homme avait eu le temps de terminer ses études supérieures, de fonder une famille et d’installer un commerce florissant de bouquiniste à un jet de pierre de l’Université Sidi Mohammed Benabdellah, dans le quartier Lido. Mouhib est condamné à dix ans de prison pour homicide volontaire et, après ce jugement, la famille Aït El Jid pouvait enfin saisir la justice pour réclamer la poursuite des autres protagonistes.
La prime du sang
Manifestement plus malin que Omar Mouhib, Abdelali Hamieddine, devenu un cadre du parti de la Lampe, pense à un stratagème pour échapper à la justice. Le protégé de Abdelilah Benkirane, Mostafa Ramid et Ahmed Raïssouni, alors dirigeant de Rabitat Al Moustakbal Al Islami (la Ligue de l’avenir islamique), l’un des mouvements dont la fusion créera le Mouvement unicité et réforme (MUR), saisit l’Instance Équité et Réconciliation (IER).
Dans le dossier qu’il dépose pour réhabilitation et indemnisation, il se présente comme un militant politique victime de détention arbitraire. Et les «frères» sont toujours là pour «jouer les maquilleuses» et confirmer ses déclarations, documents à l’appui. L’IER, présidée par feu Driss Benzekri, base son jugement sur un document libellé par Ahmed Raïssouni, attestant que Abdelali Hamieddine faisait bien partie des «Fa3aliyat tolabiya» (Compétences estudiantines) relevant de ce qui allait devenir le MUR.
Ainsi protégé, Hamieddine coule des jours heureux. Professeur de sciences politiques, il réussit à se faire muter à Rabat. Mostafa Ramid lui cède, en mai 2012, la présidence du Forum Al Karama, l’ONG des droits humains qu’il avait fondée.
Quant à son épouse Bouthaina Karrouri, elle est recrutée au sein du cabinet du même Ramid, alors ministre de la Justice. Retenue sur la liste féminine nationale du PJD, elle fait son entrée au Parlement en tant que députée lors des élections d’octobre 2016. Trois ans plus tôt, en 2013, elle avait été élue présidente du Forum Azzahrae, une association féminine pro-PJD qu’avait dirigée, entre autres, l’ancienne ministre Bassima Hakkaoui.
Retour à la case départ
En septembre 2018, un juge d’instruction, sur la base de nouveaux éléments et témoignages, décide de ressusciter l’affaire. Les islamistes crient au scandale, répétant à qui veut bien les entendre qu’on ne pouvait légalement être poursuivi à deux reprises pour les mêmes accusations.
Les islamistes du PJD avaient même brandi, dans un grave affront à la justice, le slogan «Lan noussallimakoum akhana» («Nous ne vous livrerons pas notre frère»). Rien n’y fera. Le procès est relancé, ouvrant un nouvel épisode judiciaire de 5 années.
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Juste après le verdict, énoncé le 11 juillet 2023 à l’encontre de Abdelali Hamieddine, après un marathon judiciaire étalé sur 22 audiences, Abdelilah Benkirane, Secrétaire général du PJD, avait donné la consigne à ses ouailles de ne pas commenter la décision de justice. Mais le lendemain, à l’issue d’une réunion extraordinaire de la direction du parti islamiste, les leaders du PJD annoncent qu’ils font bloc derrière Abdelali Hamieddine.
Ce dernier a annoncé que sa défense allait interjeter appel, tout comme l’avait fait la famille Aït El Jid. Selon la loi, un appel est possible pour les deux parties devant la même juridiction (deuxième degré), sinon, en phase ultime, elles peuvent saisir la Cour de cassation. Manifestement, le feuilleton-fleuve de l’affaire Aït El Jid n’est pas encore clos…