Tindouf, l’enfermement organisé: le huis clos des séquestrés

Karim Serraj.

ChroniqueDepuis un demi-siècle, les populations vivant dans les camps de Tindouf ne sont ni enregistrées ni recensées malgré des dizaines de tentatives de l’ONU auprès d’Alger (rapport 2024). Un brouillard utile au régime qui maintient des dizaines de milliers d’individus sans identité reconnue, sans liberté de mouvement, sans perspective. Voici l’histoire documentée d’un recensement interdit et pourquoi il est bloqué.

Le 17/08/2025 à 11h05

Depuis le début du conflit, Alger martèle la même histoire: «le peuple sahraoui tout entier» aurait fui vers Tindouf pour échapper à «l’ennemi marocain». Une narration simple, répétée à l’infini, qui transforme les camps en symbole victimaire et en instrument politique. Un simple recensement ferait s’effondrer la mécanique de propagande construite depuis des décennies. En gonflant artificiellement les chiffres, l’Algérie et son cheval de Troie, le Polisario, donnent au monde l’image d’un «peuple sahraoui» massivement déplacé et persécuté, une illusion qui sert de caution diplomatique.

Le véritable enjeu, vital pour Alger, réside dans l’opacité soigneusement entretenue sur le nombre des individus vivant dans les camps. Tant que le brouillard demeure, Tindouf reste bien plus qu’un lieu d’exil: c’est une arme de communication, un outil de chantage diplomatique et une rente stratégique. Le business des aides humanitaires n’est, dans ce décor, qu’un dommage collatéral.

De 1977 à aujourd’hui, le refus obstiné d’Alger

Le refus de l’Algérie n’est pas un accident ponctuel: c’est une ligne de conduite constante depuis près d’un demi-siècle. Dès 1977, les Nations unies demandaient un recensement des populations sahraouies établies dans les camps de Tindouf. Près de cinquante ans plus tard, le constat reste identique. Comme le rappelait un rapport de l’ONU en 2024, «la question ne s’est pas résolue avec le temps et les camps n’ont jamais fait l’objet de recensement de la population, et ce malgré le fait que le Haut-commissariat aux réfugiés ait soumis à plusieurs reprises sa demande en ce sens au pays hôte».

Autrement dit, l’Algérie a systématiquement opposé son veto à toute tentative d’identification individuelle. Aucun enregistrement officiel n’a jamais été permis. L’ONU elle-même s’étonne de cette contradiction flagrante: «Alors que le pays hôte promeut le discours de réfugiés sahraouis à l’international, l’État algérien refuse toujours de reconnaître les résidents des camps de réfugiés de Tindouf comme réfugiés et de mettre en œuvre les droits qui en découlent, conformément à la Convention relative au statut des réfugiés et le Protocole relatif au statut des réfugiés — toutes deux ratifiées par l’Algérie.»

La contradiction est d’autant plus criante que, malgré la réitération des résolutions du Conseil de sécurité, rien n’a bougé. Dans sa décision 2654 (2022), le Conseil «mettait l’accent sur l’importance des efforts déployés à cet égard» et appelait une fois de plus à l’enregistrement.

Cette opacité n’est pas nouvelle. Dès la fin des années 1970, les États-Unis avaient décelé la supercherie. Un câble du Département d’État soulignait déjà que «le nombre de réfugiés du Sahara occidental est fortement surestimé par le Polisario», et concluait que «le refus obstiné de l’Algérie de permettre un recensement précis rend ces affirmations suspectes». La manipulation des chiffres, donc, ne date pas d’hier.

Les Européens ont, eux aussi, pris acte de ce blocage. Une note parlementaire en 2020 rappelait que «le Front Polisario ainsi que l’Algérie auraient refusé les demandes répétées du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés, en 1977, 2003, 2005 et 2015, de recensement des réfugiés des camps de Tindouf, dont le nombre serait surévalué.»

Depuis 2011, chaque résolution renouvelant le mandat de la MINURSO inclut explicitement cet appel. Mais un recensement honnête réduirait à néant le récit officiel. Si les chiffres étaient révisés à la baisse, ils montreraient que la «cause» du Polisario ne s’appuie pas sur des centaines de milliers de réfugiés, mais sur une population beaucoup plus restreinte, parfois composée de familles originaires de Mauritanie, du Mali ou du sud algérien. Cette vérité minerait la légitimité du mouvement et priverait Alger de son principal levier diplomatique. Voilà pourquoi, un demi-siècle plus tard, rien n’a changé.

«Les Sahraouis des camps ne sont pas enregistrés individuellement, et restent dans un statut flou qui les maintient sur place»

—  Karim Serraj

Une population prisonnière de son statut

Tant que les Sahraouis des camps ne sont pas enregistrés individuellement, ils demeurent prisonniers d’un statut flou qui les maintient sur place. S’ils étaient reconnus officiellement comme réfugiés par le HCR, la majorité, estiment les analystes, sera tentée de quitter les camps pour demander l’asile au Maroc ou en Mauritanie. Mais le Polisario s’oppose farouchement à toute initiative de départ, qu’il assimile à une trahison de la cause tant que l’objectif d’indépendance n’est pas atteint. Le camp «Dakhla» échappait partiellement, jusqu’en mai 2025 et la fermeture du poste de Brika par Nouakchott, à cette règle étant situé à quelques encablures de la frontière mauritanienne et à quelque 150 km de la région de Tindouf.

L’Algérie, de son côté, n’a aucun intérêt à voir se vider les camps qu’elle considère comme un levier stratégique contre le Maroc. Ainsi, ne pas recenser revient à retenir les Sahraouis dans les camps.

Ils y survivent en tant que collectivité indistincte, sans identité légale, sous contrôle permanent. Les gens dans les camps de Tindouf sont des séquestrés. Ils n’ont pas la liberté de mouvement normale des «réfugiés». Selon la Convention de 1951, «ils devraient jouir de la liberté de circulation et de l’obtention de documents de voyage après quelques années» (HRW, 2014).

En pratique, ces droits leur sont refusés: l’Algérie n’émet pas de titres de voyage aux habitants des camps et restreint leurs déplacements, les traitant plus comme des parias que comme des «réfugiés» ordinaires. Le HCR a bien tenté de desserrer l’étau en mettant en place, sous la supervision du Maroc, un programme limité d’échanges de visites familiales entre les camps et les provinces du Sud marocain — quelques centaines de personnes seulement —, mais au-delà, personne ne peut quitter Tindouf légalement.

Des chiffres au service d’un peuple fantôme

Les camps de Tindouf sont piégés par la fiction qu’on raconte en leur nom. L’Algérie et le Polisario avancent le chiffre, gonflé six ou sept fois, de 165.000 personnes dans les camps (Human Rights Watch, 2014). De leur côté, les agences onusiennes (HCR, PAM) utilisent un chiffre plancher d’environ 90.000 personnes vulnérables pour planifier l’assistance humanitaire, faute de données fiables (ONU, 2016). Et elles sont encore bien au-dessus du chiffre réel.

L’observatoire européen ESISC a compilé en 2010 les conclusions des agences de sécurité et de plusieurs experts, estimant finalement la fourchette haute à 40.000 réfugiés seulement. Des chiffres révélateurs de l’écart abyssal avec les proclamations officielles. Et qui incluent plusieurs milliers de non-Sahraouis et leur descendance, qui ont rejoint les camps.

Historiquement, le Polisario a inventé des chiffres pour attendrir l’opinion internationale — jusqu’à 300.000 personnes dans les années 1980, certaines ONG pro-Polisario évoquant même un extravagant 700.000 individus.

Les séquestrés de Tindouf

Au-delà des chiffres disputés, des rapports accumulés et des résolutions ignorées, demeure une réalité crue: celle de milliers d’êtres humains maintenus dans un désert sans horizon, prisonniers d’un statut qu’on leur a refusé. L’absence de recensement ne relève pas seulement d’une manœuvre statistique; elle fonctionne comme une séquestration à part entière. Ne pas compter, c’est nier l’existence individuelle, c’est priver chaque femme, chaque enfant, chaque vieillard d’une identité, d’un passé et d’un avenir. Dans les sables arides de Tindouf, l’Algérie et le Polisario ont fabriqué une population fantôme: des corps anonymes.

L’ONU, en cinquante ans, n’a pas su briser ce cercle vicieux. Ses résolutions se succèdent, ses agences s’alarment, mais son inaction nourrit la mécanique du mensonge. En tolérant l’absence de recensement, elle cautionne tacitement le maintien d’un système où des vies sont séquestrées pour servir de levier diplomatique. Le Sahara devient alors le théâtre d’un paradoxe: une question inscrite à l’agenda onusien depuis 1963, mais qui, au lieu d’aboutir à une solution, s’est transformée en rente stratégique pour Alger et en malédiction pour ceux qu’on a condamnés à rester invisibles.

Ainsi, le désert de Tindouf n’abrite pas seulement des tentes balayées par le vent: il retient un peuple prisonnier d’un mensonge, otage d’une équation politique où la fiction continue de prospérer, au détriment de la vérité et de l’humanité.

Par Karim Serraj
Le 17/08/2025 à 11h05