Depuis le pic de la crise algéro-française — affaires Sansal et Gleizes en arrière-plan —, Rosa Moussaoui rase les murs de Paris. L’oracle autoproclamé de la «décolonisation» s’est éteint sur les réseaux sociaux et esquive désormais les invitations militantes pro-Algérie ou pro-Polisario en France. La journaliste traverse la rédaction de L’Humanité comme une ombre que l’on salue de loin. «Madame Polisario»: ainsi l’appellent ceux qui, depuis vingt-cinq ans, la voient camper la rubrique Maghreb, gardienne sourcilleuse d’une ligne éditoriale où l’Algérie est cause, et le reste variable d’ajustement. Le Sahara y est «occupé», le Rif une carte à découper, le Polisario une clause tacite du contrat.
Qui est donc cette voix qui a tiré l’un des plus vieux titres français vers l’étreinte d’Alger? Par sa plume, L’Humanité s’est accoutumée à une hostilité pavlovienne envers le Maroc, relayant sans trembler les antiennes séparatistes dans un journal largement subventionné par l’argent public (en 2023, près de 7 millions d’euros d’aides directes de l’État). Le paradoxe, lui, crève l’œil: l’infatigable procureure des «peuples opprimés» se fait soudain minimaliste dès qu’il s’agit du MAK ou de Rachad, ces deux vrais mouvements séparatistes en Algérie. La posture de résistante s’arrête aux frontières de ses affinités; la boussole morale, elle, s’affole dès qu’Alger s’en mêle. Elle a réussi à convertir L’Humanité en un torchon propagandiste plein de complaisance avec les caciques militaires, épargnant dans une forme de patriotisme romantique leur dictature qui enferme les citoyens à tour de bras, par centaines.
Le totem du père
Française de naissance, mais guidée par une boussole intérieure brouillée, Rosa Moussaoui a érigé l’Algérie en mythe fondateur, et la légende de son existence: le père, la lutte, la pureté et pardon des péchés. Vie coupée en deux, plaies anciennes comme une fêlure originelle, colmatée par des reliques qui hantent le présent: héros anticoloniaux, aïeux magnifiés, drapeaux cousus comme des pansements. Tout, dans ses papiers journalistiques, reconduit au même sanctuaire, un totem paternel dressé comme une forteresse dont l’histoire traficotée est gravée dans le grand récit national. Ses études universitaires, son militantisme public auront un seul objectif: promouvoir l’Algérie. Son imaginaire — non, sa vie au quotidien — est peuplé de colons français et de moudjahidines, d’archives et de slogans; une liturgie de la libération où l’on cherche la nuance comme on cherche l’eau dans le reg. Le «là-bas» absorbe et ordonne ses combats. Et puisque le symbole a besoin d’adversaires, on élargit le champ: «répression», «peuple opprimé», «crimes de la France». Tout y passe, pourvu que le récit tienne. En France, elle avance sous armoiries algériennes.
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À partir de 2017, la communiste aime se désigner comme une intellectuelle engagée dans l’anticolonialisme «marocain». À la rédaction, elle aligne ses sujets sur le Polisario, le Rif et le Maroc comme d’autres lancent des billes; à Paris, elle entreprend d’orchestrer des soirées à la gloire d’Alger, endossant le rôle de passeuse politique. Peu à peu, la journaliste se dilue dans la militante; la chroniqueuse devient clerc. La France n’est plus qu’un décor d’imprimerie; la patrie, ailleurs, dans un passé sanctifié.
Son autre vie (rêvée) d’espionne
Au point que dans ce jeu elle va troquer son identité plate contre une vie d’espionne, comme un écrivain ferait pour son personnage de roman, et va s’inventer un rôle étonnant dans le feuilleton du spyware Pegasus. À cette époque, en 2021, elle se présente comme l’une des victimes qui auraient été espionnées par l’un des 15 pays, le Maroc. Elle va très vite choisir de judiciariser l’affaire et déposer plainte en France contre X (donc implicitement contre l’État marocain). Alors, on la voit monter au créneau dans des médias algériens et annoncer être une «journaliste traumatisée» par l’espionnage marocain, devenant une superhéroïne à La Mouradia. Le président algérien Abdelmadjid Tebboune applaudi. Tribunes et interviews en rafale, la journaliste devient un personnage en France, et le dossier, roman-feuilleton.
Mais la dramaturgie révèle ses coutures. Aucune expertise publique indépendante n’a confirmé l’infection de son téléphone, elle affirme l’avoir «reformaté» — rideau sur la preuve. Le consortium qui a popularisé la liste de numéros n’a jamais garanti qu’elle valait preuve d’intrusion, et chacun sait que, sans analyse médico-légale, un soupçon reste un soupçon. Moussaoui, elle, préfère la ferveur du récit au scrupule de la vérification: l’allégorie l’emporte, l’ombre suffit. En vérité, Rosa Moussaoui vivait toute cette période un moment exaltant, apaisant sa névrose identitaire, procurant une reconnaissance à sa «vraie» appartenance, une Algérienne perdue en France et qui souffrait toute son existence.
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Ironie du sort: le Maroc contre-attaque en diffamation. Le boomerang judiciaire renverse le décor — l’accusatrice devient assignée. L’épisode éclaire, au-delà de Pegasus, une méthode: l’effet d’annonce prime l’ascèse factuelle, le pathos remplace l’expertise, le romanesque couvre les angles morts. Elle mènera quelque temps sa vie d’espionne de papier, héroïne de studio YouTube, moraliste à géométrie frontalière.
Polisario: L’Humanité devenu la voix d’Alger
Ses déclarations trahissent une proximité idéologique avec le Polisario. Dans ses interventions publiques, elle parle du Sahara comme de la «dernière colonie d’Afrique», reprenant les mots rodés des propagandistes algériens. Elle participe régulièrement, à partir de 2021, à des rencontres militantes aux côtés de hérauts pro-Polisario en France; elle interpelle des diplomates marocains sur l’autodétermination sahraouie avec la véhémence d’une procureure plus que d’une reporter. Dans le camp du Polisario et du mentor algérien, on la salue comme une alliée précieuse.
Elle décroche grâce à ses amis du Polisario cette année-là un ticket pour Tindouf. Elle filera passer quelques jours dans les camps des séparatistes, le bout du monde pour cette pigiste de l’AFP qui a durement gravi les échelons à L’Humanité pour décrocher en fin de vie un titre de Grand reporter. De ce voyage initiatique, elle revient transmuée. Son piètre reportage depuis les «territoires libérés», précise-t-elle — selon la liturgie du Polisario — décrit des combattants héroïsés, peuple en peine tendu vers la délivrance, listes référendaires prétendument «prêtes». Les femmes, dit-elle, «tirent des miracles du quotidien»; la fresque cherche l’épopée.
Au nom de Sansal
Dès qu’il s’agit de regarder Alger en face, l’œil se voile. Répression post-Hirak, prisonniers d’opinion par charretées, purge de généraux et d’officiers, condamnations à mort contre des journalistes en exil, micmacs d’ambassades en France qui flirtent avec le gangstérisme, opposants à Tebboune oubliés dans des geôles infâmes, rafles pour un post trop mordant, criminalisation systématique des associations indépendantes, élections retaillées à ciel ouvert, valises diplomatiques transformées en passe-plats d’argent sale pour une caste prédatrice: autant de sujets que Rosa Moussaoui évite dans sa rubrique Maghreb comme on contourne un nid de vipères.
Il faut y ajouter ce mutisme qui tue: l’affaire Boualem Sansal, écrivain et ami du Maroc, passée sous silence avec une froideur de greffier; le cas Christophe Gleizes, journaliste embastillé, réduit à un pion capturable pour avoir séjourné en Algérie au mauvais moment. À d’autres, elle oppose le grand orgue de l’indignation; à ceux-là, elle réserve la litote du désintérêt.
À la fin, le portrait s’écrit presque tout seul: tribun contre le Maroc, voix de service pour Alger. Elle fuit désormais à pas feutrés, flairant les recoins, comme un animal qu’éblouit la lumière qu’il a lui-même allumée. Depuis que le vernis d’Alger s’est craquelé, les slogans trébuchent; la grande cause s’est révélée n’être qu’un paravent: une vie de rôle prêt-à-porter, de combats rhétoriques, d’ennemis commodes. Elle qui doit tant à la France — langue, école, tremplin — s’est acharnée à tourner le dos à sa patrie nourricière, préférant l’extase du récit à l’ascèse des faits. La fuite en avant a fini en marche arrière, au fond d’un terrier de contradictions. Reste l’ombre portée d’une «délinquance intellectuelle» — métaphorique, mais pesante — où la bannière tient lieu de preuve et l’anathème d’argument. Quand le réel réclame des comptes, le personnage s’efface; ne demeure qu’un masque, et derrière, le silence de l’acteur.












