Parmi les 17 articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le seul droit qui est défini comme étant «sacré» et «inviolable» est paradoxalement celui qui est mentionné en dernier. Comme une sorte de dernier rappel, pour ne point l’oublier. Et détrompez-vous, il ne s’agit ni du droit à la liberté d’expression ni du droit à la liberté.
Il s’agit ni plus ni moins que du droit à la propriété privée: «Article 17: La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité».
Le monde occidental, et plus particulièrement le monde anglo-saxon, s’est bâti, ou du moins a bâti son récit sur les derniers siècles autour des valeurs libérales, avec, au centre, le libre marché et l’inviolabilité de la propriété privée. De même, durant la Guerre froide, le bloc qui sera désigné comme étant l’axe du mal sera celui qui nie la propriété privée et qui veut l’abolir dans le cadre d’une révolution communiste planétaire, à savoir le bloc soviétique. Et ce ne fut aucunement la nature autoritaire du système soviétique qui posait réellement problème. Car le libéralisme peut très bien s’accommoder d’une dictature, tant qu’elle ne remet pas en cause la propriété privée et son caractère d’inviolabilité. On citera comme exemple le Chili de Pinochet, ouvertement soutenu par Thatcher et Reagan.
Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts, et l’Occident n’est plus tout à fait le même. Car, comme tout système politique et idéologique, l’Occident a besoin en permanence d’un ennemi pour échapper à ses contradictions internes. Quitte à l’inventer.
Après l’effondrement de l’Union soviétique, le nouvel ennemi sera l’islamisme à partir de 2001. Quelques guerres plus tard, ce sera à nouveau la Russie, bien qu’elle soit désormais parfaitement capitaliste, mais trop souveraine au goût de l’Occident.
Et de même que le 11 septembre 2001 fut l’occasion rêvée pour les États-Unis d’enclencher des conflits préparés bien avant l’attentat (Afghanistan, Irak), le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022 sera l’occasion de définitivement déconnecter l’Europe occidentale de la Russie. Car une union ou un rapprochement trop poussé entre les deux pourrait constituer un bloc géopolitique eurasiatique, de nature à représenter une menace vitale pour le monde atlantique.
Ainsi, dès les premières semaines du conflit, les Russes furent désignés comme ennemis de l’humanité. De simples citoyens russes résidant en Europe ont vu leurs comptes bancaires fermés, d’autres parmi les plus aisés ont vu leurs villas, yacht et autres propriétés confisquées, sans aucun procès. Et les œuvres artistiques de compositeurs ou d’écrivains qui figurent parmi les classiques de la culture européenne ont été retirées de certains programmes universitaires, et des concerts de musique classique de Tchaïkovski ont été annulés.
Sur une échelle plus grande, tous les avoirs extérieurs de la Russie placés en Europe ou en Amérique ont été gelés, soit environ 300 milliards de dollars. Un hold-up d’une ampleur jamais vue dans l’Histoire.
Et depuis un peu plus d’un an, il est de plus en question dans les chancelleries occidentales de confisquer définitivement ces avoirs russes. Autrement dit de les voler, pour les reverser à l’Ukraine. Soit, en réalité, aux entreprises américaines et dans une moindre mesure européennes, qui seront chargées de la reconstruction de l’Ukraine après la guerre. Mais aussi pour les récupérer à travers le remboursement par l’Ukraine de l’énorme dette contractée par Kiev auprès de l’Occident. Car contrairement aux déclarations médiatiques, une grande partie de l’armement occidental fourni à Kiev n’a pas été donné, mais vendu à crédit. Ainsi, l’Ukraine se contentera d’être une simple passoire financière qui ne verra finalement aucun rouble ni dollar de ces fonds confisqués.
Il y a un peu plus d’une semaine, un pays inattendu s’est érigé contre cette violation inouïe de la sacralité de la propriété: l’Arabie saoudite.
Face à l’imminence d’une confiscation d’une partie des avoirs russes par les pays du G7, Ryad a littéralement menacé, en guise de mesure de rétorsion, de vendre massivement des obligations de dette de pays européens, et plus particulièrement de la France. La conséquence naturelle d’une telle démarche sera une baisse de la valeur de la dette des pays ciblés, et par conséquent, une hausse des taux d’intérêts sur la dette.
Certes, l’Arabie saoudite n’a pas réellement les moyens de déstabiliser les marchés de la dette américaine et européenne. Mais elle a les moyens de faire mal. Premièrement, parce qu’elle possède environ 155 milliards de dollars de dette américaine, et quelques dizaines de milliards d’obligations européennes. Mais c’est surtout en donnant le la à d’autres pays et en leur servant d’exemple qu’elle peut réellement faire mal à la santé financière de l’Occident.
Car n’oublions pas que depuis peu, l’Arabie saoudite a rejoint les BRICS, ce qui lui permet de s’appuyer sur une profondeur stratégique et économique extrêmement importante. Ses relations avec la Russie sont au beau fixe et Vladimir Poutine s’est même rendu à Ryad en 2023 où il a été accueilli avec tous les honneurs. Preuve que l’Arabie saoudite, sous le commandement de Mohammed Ben Salman, a réussi à reconquérir en grande partie sa souveraineté, en se libérant de la tutelle américaine à travers des diversifications stratégiques très habiles.
Et c’est parce qu’elle est désormais souveraine que l’Arabie saoudite craint d’être la suivante sur la liste, et de voir ses propres avoirs en Occident gelés et confisqués suite à un bras de fer géopolitique.
J’imagine que l’on retrouvera les mêmes inquiétudes à Pékin, à New Delhi et d’autres capitales, désirant être souveraines et nourrir leurs propres projets géopolitiques, indépendamment des diktats occidentaux.
Car désormais, l’Occident n’est en aucun cas un lieu sûr pour investir, à moins d’accepter de se soumettre à sa vision du monde et à ses projets géopolitiques. Et ce qui est valable pour la Russie l’est aussi pour l’Arabie saoudite, la Chine et même pour le Maroc.