Le président Abdelmadjid Tebboune a signé un décret (n° 23-195 du 21 mai 2023) rétablissant un couplet anti-français dans l’hymne national de l’Algérie. «Qassaman», nom de l’hymne national algérien, redevient à nouveau le seul hymne au monde à citer, sous le ton du défi et de la haine, le nom d’un autre pays en ces termes:
«Ô France! Le temps des palabres est révolu.
Nous l’avons clos comme on ferme un livre.
Ô France! Voici venu le jour où il te faut rendre des comptes. Prépare-toi!
Voici notre réponse. Le verdict, notre révolution le rendra.
Car nous avons décidé que l’Algérie vivra.
Soyez-en témoin! Soyez-en témoin! Soyez-en témoin!»
Donc, au moment où Macron ne parle que d’apaisement avec l’Algérie et où une commission mixte d’historiens français et algériens a été nommée, en janvier 2023, pour plancher sur un dialogue mémoriel, basé sur les archives de la colonisation et la guerre d’indépendance, voilà que Tebboune fait un grand pas en arrière et ressuscite un couplet qui avait disparu de l’hymne national algérien depuis 1986.
Tebboune ressuscite un couplet censuré depuis 1986
Le couplet en question avait été suspendu par un décret présidentiel, signé par Chadli Bendjedid le 11 mars 1986. En 2007, ce même couplet a été définitivement retiré des manuels scolaires car Abdelaziz Bouteflika, sous les conseils de politiciens et d’intellectuels aussi bien algériens que français, avait jugé qu’il était contreproductif de continuer à alimenter des écoliers par la haine de la France. L’hymne algérien était donc passé de cinq à quatre couplets.
Mais voilà qu’un nouveau décret de Tebboune réintègre le couplet qui nomme la France, et l’hymne algérien sera à nouveau entonné dans sa version originale. Joué intégralement à n’importe quelle occasion? Pas tout à fait, car «au pays du monde à l’envers», selon l’expression des auteurs du livre «Le mal algérien», on ne craint pas de façonner des décrets à la carte. Ainsi, s’il vient un jour à visiter la France, Tebboune ne fera pas l’affront à Macron de remettre à la Garde républicaine française la partition de l’hymne algérien à cinq couplets. Le couplet haineux de la France est interprétable selon l’endroit, l’occasion et le temps qu’il fait.
À ce sujet, le nouveau décret de Tebboune précise que «lors de la commémoration des mémoires officielles en présence du président de la République, l’hymne national sera interprété dans sa forme complète, comprenant les paroles, la musique et ses cinq couplets». Il en sera de même lors des cérémonies militaires organisées au ministère algérien de la Défense.
Cependant, lors de la visite de chefs d’État étrangers en Algérie ou de personnalités militaires au ministère de la Défense, l’hymne algérien sera chanté dans sa version dite «abrégée», c’est-à-dire sans le couplet défiant la France.
En somme, quand les Algériens sont entre eux, Tebboune les exhorte à chanter à tue-tête le couplet haineux de la France. Et quand ils sont en présence d’un hôte étranger, on joue la variante expurgée, qui fait l’ellipse de la France. Avec les deux variantes de l’hymne national dont précise les conditions d’usage le président Tebboune, nous avons une parfaite illustration de la pathologie incurable qui ronge le régime algérien. Mais, passons. L’essentiel est ailleurs.
Tebboune vexé par l’accueil réservé par Macron à Chengriha
À rebours de son idylle avec Macron, Tebboune ordonne donc de chanter la haine de la France. Pourquoi? Et pourquoi en ce moment précisément alors qu’une visite d’État en France de Tebboune pendant «la deuxième moitié du mois de juin» a été annoncée par un communiqué de la présidence algérienne le 23 avril dernier? Est-ce un signe de mécontentement de Tebboune par rapport à ce qui s’apparente à un report sine die de cette visite? Car nous entamons dans quelques jours «la deuxième semaine du mois de juin», et il n’y a pas l’ombre de l’odeur d’une visite de Tebboune en France.
La visite de quatre jours, en janvier 2023, de Saïd Chengriha à Paris, durant laquelle il avait été accueilli avec les honneurs par le ministre des Armées, Sébastien Lecornu et, surtout, par Emmanuel Macron à l’Élysée, n’a pas été appréciée par Tebboune. Il est vrai que tout le monde sait que les militaires sont les maîtres de l’Algérie, mais le proclamer de façon aussi ostentatoire en réservant au général Chengriha un accueil digne d’un chef d’État a fortement vexé Tebboune.
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La campagne hystérique des médias officiels contre les services de renseignement français suite à la fuite en Tunisie de la journaliste Amira Bouraoui, au mois de février, est une réaction épidermique de Tebboune à l’accueil présidentiel réservé en France à Chengriha.
Par ailleurs, nombre d’observateurs ont remarqué que depuis le déplacement de Chengriha à Paris, un autre général a de nouveau fait plusieurs apparitions dans les chaînes publiques de télévision. Il s’agit du commandant de la Garde républicaine, Ben Ali Ben Ali, le militaire le plus haut gradé de l’armée algérienne (général de corps d’armée). Il a d’ailleurs fallu à Saïd Chengriha ramer pour être élevé au même grade que Ben Ali Ben Ali.
Tebboune rêve de ne pas être «un président aux trois quarts»
Abdelaziz Bouteflika aimait répéter qu’il ne serait «pas un président aux trois quarts», en allusion à l’armée qui détient le vrai pourvoir en Algérie. Bouteflika savait pertinemment que seul un militaire en Algérie peut s’attaquer à d’autres militaires. Il a refusé de mettre à la retraite le général Ahmed Gaïd Salah qui, reconnaissant, est devenu sa main de fer pour affaiblir le tout puissant général Mohamed Médiène, dit Toufiq, avant de le décimer avec ses hommes, initiant un cycle de purges d’une violence inouïe au sein de l’armée algérienne et qui se perpétue jusqu’à ce jour. Ceux qui ont été jetés en prison ou contraints à la fuite se vengent à leur tour de leurs anciens bourreaux. Résultat: plus de 50 officiers supérieurs de l’armée algérienne sont derrière les barreaux. Et ceux qui sont à l’extérieur vivent dans la terreur.
En Algérie, le système est incapable de se projeter vers l’avenir. Tirant sa légitimité du passé colonial et d’un nombre hypertrophié de chouhadas, le régime recycle les mêmes recettes qui ont été éprouvées dans le passé. Si on prend en considération ce mode de fonctionnement, on comprend que Tebboune veut sinon assigner à Ben Ali Ben Ali le même rôle attribué par son prédécesseur à Gaïd Salah, du moins faire de ce général un contre-pouvoir au sein de l’armée à Chengriha. Âgé de 88 ans, Ben Ali Ben Ali est-il l’homme de la situation pour protéger Tebboune de Chengriha?
L’impératif de moderniser l’armement met en sourdine la question mémorielle
Dans un article publié le 12 juin, Africaintelligence, le site d’information panafricain, établi à Paris, évoque les désaccords entre Tebboune et Chengriha à propos de la visite d’État du président algérien en France.
«Le patron de l’armée algérienne souhaite privilégier une relation sécuritaire dégagée de la complexe question mémorielle, un volet largement investi par Abdelmadjid Tebboune dans sa relation avec l’ex-puissance coloniale», précise la publication.
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Tétanisé par les difficultés de l’armée russe sur le terrain ukrainien, Chengriha veut diversifier et moderniser l’armement algérien, majoritairement acheté à la Russie. Poussé par le chef des renseignements extérieurs Djebbar Mhenna, il espère trouver dans l’industrie militaire française une source d’approvisionnement d’appoint à l’armement russe. Au prix de la rente mémorielle? On peut rester dubitatif, mais dans le contexte actuel où l’armement occidental apporte la démonstration de sa supériorité sur l’armement russe, Chengriha est acculé à mettre en sourdine la rengaine mémorielle jusqu’à de meilleurs jours.
Seulement, Tebboune, qui rêve de ne pas être «un président aux trois quarts», ne l’entend pas de cette oreille. Et à peu de frais, il fait de la surenchère mémorielle dans l’espoir de gagner de la popularité auprès des Algériens et espérer se présenter à un deuxième mandat présidentiel avec un appui de la population. Participe de cette optique sa décision de resusciter le couplet hostile à la France.
Chengriha, opposé à un deuxième mandat de Tebboune
Tebboune ne fait pas confiance à son armée. L’épisode des écoutes téléphoniques qui ont ciblé les généraux algériens, à leur tête Chengriha, en est la preuve patente. L’entourage immédiat du président algérien a en effet ordonné au PDG de l’opérateur public de téléphonie mobile Mobilis, Chawki Boukhazani, d’espionner les téléphones de nombreux généraux de l’armée algérienne, dont le chef d’état-major Saïd Chengriha. Ce scandale a été révélé au mois de mars dernier par les porte-voix du clan Toufiq-Nezzar et Djebbar Mhenna, l’actuel chef des renseignements extérieurs.
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L’armée a fait arrêter le PDG de Mobilis, mais Tebboune l’a non seulement fait libérer, mais l’a rétabli dans ses fonctions de patron de l’opérateur public de téléphonie.
Si Tebboune espionne les généraux de l’armée, c’est qu’il n’a pas la confiance de l’armée pour rempiler pour un deuxième mandat. L’article d’Africaintelligence précité précise que «Saïd Chengriha, de moins en moins convaincu par l’opportunité d’un deuxième mandat d’Abdelmadjid Tebboune, étudie la possibilité de faire émerger d’autres candidats d’ici au début de 2024».
Incontestablement, Tebboune élimine les possibles candidats susceptibles de lui faire de l’ombre. À ce sujet, après avoir limogé l’ancien chef de la diplomatie algérienne, Ramtane Lamamra, il a ordonné de le priver de passeport diplomatique. Il a également fait condamner de nouveau le général-major Ali Ghediri, ancien candidat à la présidentielle de 2019. Ce dernier devait quitter la prison pendant ce mois-ci, mais son incarcération a été prolongée de 6 ans pour «atteinte au moral de l’armée en temps de paix».
Si Tebboune élimine publiquement les potentiels candidats à la présidentielle, c’est qu’il sait pertinemment que l’armée le jettera en prison, en compagnie de ses fils, aussitôt qu’il quittera la Mouradia. Le tout est de savoir si le général Ben Ali Ben Ali acceptera de diviser l’armée en prenant un chemin opposé à celui de Chengriha.