1992-2002. C’est une décennie de l’histoire de l’Algérie censurée par le pouvoir, sur laquelle il est interdit d’entreprendre des recherches, de débattre, de témoigner, d’écrire sous peine d’emprisonnement en Algérie. Un voile épais jeté sur une époque tragique (250.000 morts) que tentent de lever des témoins privilégiés comme Habib Souaidia dans son livre «La sale guerre» (éd. La Découverte, 2001). Terrifiant. Insupportable par moments. Cet ancien officier de l’armée algérienne, qui a fui son pays après avoir participé aux horreurs qu’il décrit, livre un témoignage de première main sur les rouages sombres de la guerre civile. Mais plus encore, sur l’influence obscure de colonels et de généraux, dont certains, encore vivants, occupent aujourd’hui des rangs élevés au sommet de la hiérarchie du pouvoir algérien.
Saïd Chengriha à propos de civils à exécuter: «Fais-les descendre à l’oued»
C’est sous l’autorité du colonel Saïd Chengriha que va travailler Habib Souaidia pendant vingt-sept mois, dans une caserne à Lakhdaria (80 km d’Alger) allant jusqu’à lui servir de chauffeur et parfois de confident. Il rapporte, dans cette caserne, «les exécutions sommaires» dont il a été témoin, à moult reprises. Le tout sous le commandement de Saïd Chengriha qui était un illustre inconnu au moment de la publication du livre en 2001, et dont personne ne pouvait prédire l’ascension fulgurante à la tête de l’armée, pas même Habid Souaidia: «J’ai été le témoin direct d’assassinats (…) ceux qui pratiquaient ces exécutions sommaires étaient aussi bien des hommes de notre garnison que des officiers venus d’Alger. Parmi les premiers (…) je peux citer le commandant Sénaïch (l’adjoint du colonel Chengriha), le colonel Chengriha lui-même et le commandant Ben Ahmed», relate l’ancien officier Habib Souaidia.
Un autre passage sur Chengriha fait froid dans le dos, évoquant une époque sombre marquée par une violence implacable. Lorsque des civils étaient arrêtés, leur sort dépendait des ordres donnés par Chengriha. À chaque fois que les soldats lui demandaient des instructions, «en général, l’ordre était toujours le même (Habtouh lei-oued!), ce qui signifie “Fais-les descendre à l’oued”». Cette simple directive, dénuée de toute ambiguïté, scellait le destin de ceux qui avaient été appréhendés. L’auteur souligne que ce modus operandi était appliqué «systématiquement avec les personnes arrêtées», une mécanique répétitive et froide qui ne laissait aucune chance aux victimes. Ces civils, innocents et sans défense, finissaient inexorablement exécutés par les factions de soldats, une disparition dans l’oubli, dissimulée derrière des ordres sommaires de Chengriha et une violence méthodique.
Un exemple frappant de son implication est relaté lorsqu’à une perquisition, Chengriha a lui-même tiré sur un suspect, dont le seul tort avait été de violer le couvre-feu pour aller chercher des allumettes chez un voisin. L’épisode illustre une implication directe de Chengriha dans des actions d’élimination physique. «Le colonel Chengriha est sorti de sa Toyota pour voir ce qui se passait. Il m’a ordonné d’aller perquisitionner dans la maison. Avec cinq hommes, j’ai fait irruption dans le domicile du suspect. Soudain, un coup de feu a éclaté à l’extérieur. Je suis sorti en courant. L’homme gisait dans une mare de sang. Le colonel venait de lui tirer une balle dans la tête. «— A-t-il cherché à s’échapper, mon colonel? — Ce sont tous des terroristes. Viens, on part! — J’appelle une ambulance? — Non! Allez, on part.» Le lendemain, les habitants du quartier trouvaient un cadavre: encore un acte terroriste diront-ils... Qui était cet homme? Je ne l’ai jamais su».
Durant la décennie noire, le colonel Chengriha, aujourd’hui chef de l’Armée nationale populaire algérienne, apparaît dans le récit de Habib Souaidia comme un acteur sanguinaire, jouant un rôle dans les opérations de répression et d’opérations de tueries en masse, notamment dans la région de Lakhdaria.
Abdelaziz Medjahed, le cerveau du COLAS qui généralise en 1995 la répression sur les civils
Saïd Chengriha supervise à l’époque le secteur sous l’autorité du commandant Abdelaziz Medjahed, un autre ponte aujourd’hui de l’armée, qui a participé à la création durant la décennie noire des «Centres opérationnels de lutte anti-subversive» (COLAS), des unités destinées à coordonner et intensifier la répression contre les civils sympathisants. Medjahed va dès lors créer une structure centralisée qui renforce la répression et assoir le contrôle militaire dans une région perçue comme un bastion d’ennemis. Dans les réunions d’installation de Medjahed, raconte Habib Souaidia, les officiers supérieurs transmettent des consignes de répression sans compromis où chaque habitant est perçu comme une menace potentielle. Les directives encouragent une attitude «agressive avec la population», reflétant une mentalité de «guerre totale» contre les civils eux-mêmes, soupçonnés d’abriter des terroristes. Abdelaziz Medjahed, en tant que commandant de secteur, est un des garants de cette politique d’oppression, secondé par Chengriha, illustrant un manque de discernement qui vise autant la population civile que les combattants islamistes. Il cautionnait toutes les graves activités de son armée à Lakhdaria.
En 1993, Medjahed, avec le colonel Chengriha, va également ordonner l’incendie massif de montagnes autour de Lakhdaria et en Kabylie: «L’été s’annonçait très chaud. Mais il ne s’agissait pas des conditions climatiques. Le général Medjahed et le colonel Chengriha nous avaient donné l’ordre d’incendier, avec de l’essence, plusieurs montagnes près de Lakhdaria et en Kabylie. (…) Des arbres centenaires brûlaient. Ce désastre écologique n’a pas manqué de faire des morts parmi la population civile. En l’espace de deux mois, des dizaines de milliers d’hectares de forêts et de pâturages ont été détruits.» Les feux dévastateurs entraînent des pertes humaines et d’immenses dégâts matériels, révélant la brutalité de la stratégie anti-insurrectionnelle employée.
Enfin, Abdelaziz Medjahed faisait partie des commandants qui répondaient «Habtouh lei-oued!» à ses subordonnés pour finir le sale travail sur les civils. Aujourd’hui, Abdelaziz Medjahed occupe le poste de directeur général de l’Institut national d’études de stratégie globale (INESG). Le Système promeut et défend les protagonistes de la décennie noire.
Abdelkader Haddad, alias Nasser El Djen: sa spécialité, la torture
Surnommé «le diable», Nasser El Djen, de son vrai nom Abdelkader Haddad, a exercé une cruauté illimitée envers des centaines de détenus, accusés de collusion ou de sympathie envers les mouvements islamistes. À cette époque, la torture et les disparitions forcées faisaient partie d’un arsenal utilisé par l’État pour écraser toute forme de dissidence. Il est fait allusion dans le livre à ses méthodes de torture qui avaient fait leur preuve dans les prisons secrètes installées dans les garnisons de l’armée. El Djen était célèbre pour faire parler les prisonniers les plus récalcitrants, sans jamais les achever physiquement. En s’accrochant à des tactiques brutales sur les civils, des hommes comme Abdelkader Haddad ont marqué durablement la mémoire collective algérienne, laissant un traumatisme générationnel encore palpable.
Ce criminel de guerre, tortionnaire de sinistre mémoire, est le patron aujourd’hui des renseignements intérieurs en Algérie. Il dirige la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).
Les militaires égorgeurs de villageois sous le commandement du général Djebar M’Henna
Un soir de mars 1993, Habib Souaidia est convoqué au bureau de son supérieur, le commandant Daoud, qui s’apprête à lui confier une mission cruciale. Mais Daoud n’est pas seul; à ses côtés se trouvent le général Fodhil Chérif, alors commandant adjoint du CCLAS, et surtout le colonel Djebar M’Henna. Souaidia se souvient: «Je connaissais le colonel Djebar de réputation. Il était directeur du centre militaire d’investigation (CM1) de Blida, dépendant du DRS.» Ce soir-là, son supérieur lui ordonne une mission urgente, prévue pour commencer à 22h30. Avec sa section, il doit escorter un camion chargé de soldats pour une opération spéciale: «Une vingtaine de sous-officiers des para-commandos avaient pris place à l’arrière de ce camion de type K66 bleu recouvert d’une bâche verte. C’étaient des hommes de notre unité, le 25ème RR, commandés par le lieutenant Chouaïbia, accompagnés d’hommes du DRS que je ne connaissais pas. Certains étaient habillés en civil, d’autres en tenue de parachutiste, munis de poignards et de grenades: ce commando qui ressemblait à un groupe terroriste avait, vraisemblablement, une mission “très spéciale”». L’expédition, au cœur de la nuit, se révèle être une opération déguisée, un commando de 20 militaires prenant l’apparence d’islamistes pour une incursion dans le village de Zaatria, mission menée avec l’accord explicite, ce soir-là, de Djebar M’Henna: «À 1h30 du matin, nous étions de retour au PC. Descendu du camion, un sous-officier, habituellement sous mes ordres, m’a fait signe avec son poignard taché de sang, qu’il a fait passer sur son cou. Il ne m’en fallait pas plus pour comprendre.» Deux jours plus tard, les journaux algériens titrent: «Une attaque terroriste sur le village de Zaatria a fait une douzaine de morts». Souaidia réalise alors l’ampleur de la tuerie: «Je venais de participer à un massacre.»
Djebar M’Henna, homme fort du régime actuel d’Alger, 78 ans, est resté le patron incontesté de la puissante Direction de la documentation et de la sécurité extérieure algérienne (DDSE) jusqu’au 19 septembre 2024, où il a pris sa retraite.
Au cœur des forces spéciales algériennes
Les forces spéciales sont présentées comme l’élite de l’armée, où l’entraînement est particulièrement rigoureux. Mais cette unité est devenue le «régiment des assassins». Les officiers subissent une préparation psychologique qui les détache de leur vie antérieure et forge en eux un esprit de loyauté totale envers l’institution. Un élément essentiel de la formation est de conditionner les soldats à voir l’ennemi sous un angle déshumanisant. Ce processus de militarisation marque profondément l’ex-officier: «Nous étions conditionnés à haïr, à combattre sans relâche un ennemi invisible et omniprésent». Habib Souaidia se rend vite compte de la violence extrême que l’armée déploie, souvent contre des civils innocents, sous prétexte de lutte antiterroriste. Une dizaine de jeunes arrêtés en représailles pour la mort d’un militaire, subissent un sort impitoyable: «Une dizaine de jeunes ont été raflés et emmenés à la caserne de Béni-Messous. Une semaine après, leurs familles les ont retrouvés morts.»
Les militaires appliquent des méthodes sans considération pour la vie humaine: «Les suspects arrêtés —ou plutôt kidnappés— étaient systématiquement torturés puis assassinés, même s’ils n’avaient aucune information à donner.»
L’exploitation et le viol des plus belles étudiantes des universités
Souaidia expose également la corruption morale au sein des unités de sécurité, en particulier concernant les étudiantes des cités universitaires proches des casernes. Elles sont abusées, droguées, et certaines manipulées pour devenir des informatrices: «Beaucoup de ces filles recrutées par le DRS passaient à Ben Aknoun, au CPMI ou au Centre Antar. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de voir qu’elles étaient traitées comme des putains, comme des animaux. En fait, les hommes de main de Smaïn Lamari faisaient d’une pierre deux coups: ils satisfaisaient leurs besoins sexuels à bon compte et ils utilisaient ces étudiantes comme agents d’information pour savoir ce qui se passait à l’université (…) Les soldats du 12ème RPC n’hésitaient pas à violer une fille qui leur tombait sous la main». Ce passage révèle comment la guerre permet à une armée immorale d’abuser de sa force, abolissant les frontières entre sa mission de défense et l’exploitation d’autrui pour assouvir des pulsions primaires.
Dans les casernes, «l’insubordination était banale, la drogue et l’homosexualité y étaient courantes et les agressions contre les civils aussi». L’auteur révèle sur la généralisation de la drogue: «près de 80% des hommes de troupe et des sous-officiers, mais aussi certains officiers, se droguaient quotidiennement. Souvent, les militaires effectuaient des opérations en étant drogués (c’était aussi le cas de nombreux gendarmes et policiers) (…) Plusieurs sortes de drogues, dont le haschich, l’ecstasy et l’héroïne, étaient vendues à l’intérieur même des casernes (…) La drogue la plus demandée par les soldats était surnommée par eux «Madame Courage». Ils pouvaient tuer n’importe qui sans même se rendre compte de ce qu’ils faisaient. Le nom de cette drogue était l’Artane.»
Les soldats pratiquent tous azimuts le racket sur les commerçants: «Des militaires ont appris à racketter les commerçants. Ceux qui refusaient étaient tués et le crime était attribué aux terroristes.»
L’étrange «ordre Bravo 555» utilisé par les généraux
Souaidia mentionne un ordre mystérieux, le «Bravo 555» qui, lorsqu’il est donné, stoppe immédiatement toutes les opérations antiterroristes. Ce commandement, incompris par les officiers, jusqu’à ce qu’ils se rendent compte, un jour, qu’une alliance incestueuse s’est tissée entre islamistes et sécuritaires, devenus deux versants d’un même jeu de cartes, ajoute à l’impression d’inefficacité délibérée: «l’ordre ‘Bravo 555′ paralysait instantanément l’action de toutes les unités antiterroristes». Ce mystère autour de l’ordre crée une atmosphère de méfiance et d’impuissance chez les soldats.
Les opérations pour arrêter les chefs islamistes se soldent souvent par des échecs, comme l’arrestation manquée d’Abdelhak Layada: «Avec les services de la police nationale, nous avons encerclé l’immeuble. Malheureusement, je ne sais par quel miracle, ce dangereux terroriste a réussi à nous filer entre les doigts.»
Lors d’une embuscade, Souaidia se voit refuser l’autorisation d’aider ses collègues. Cette instruction de ses supérieurs démontre un mépris pour la vie des soldats: «C’était clair, le grand chef nous ordonnait de laisser nos collègues se faire massacrer.»
Les cadavres des exécutés sont abandonnés et présentés comme des victimes des islamistes, alors même que c’est l’armée qui en est responsable: «Bien sûr, on fera croire aux habitants de Lakhdaria que les victimes avaient été assassinées par des terroristes.» La brutalité ne fait pas de distinction d’âge. Souaidia raconte une scène terrible où un adolescent est brûlé vif, un acte de barbarie qui le hante: «Le gamin suppliait, pleurait sous le regard méprisant des militaires.»
Le cauchemar des civils et des innocents
Dans certains cas, l’armée extermine des familles entières, allant jusqu’à se faire passer pour des islamistes pour s’approcher des habitations isolées: «Ils frappaient aux portes en disant: Ouvrez, nous sommes les ikhwas. Ensuite, ils égorgeaient tous les membres de la famille.» Ou cet ordre donné par un colonel à ses hommes pour éliminer les bergers qu’il considère comme des espions: «Ces gens-là (les bergers) renseignent les groupes terroristes sur les mouvements de l’armée, tuez-les!»
L’armée utilise les mêmes méthodes brutales que les terroristes, exécutant sans procès et laissant des corps non identifiés, enterrés sous X: «Des milliers d’Algériens ont disparu au cours de ces dernières années... on fera croire aux habitants que les victimes avaient été assassinées par des terroristes.» Dans un engrenage de vengeance, l’armée persécute les familles des islamistes: «Si par malheur une famille comptait un islamiste armé dans ses rangs, elle devait payer pour lui.»
Les chefs militaires montrent peu de considération pour les pertes civiles, les bombardements massifs frappant indistinctement les populations: «La montagne a été bombardée par des avions de chasse... faisant un millier de morts, dont des centaines de civils.»
Le climat de suspicion mène les soldats à dénoncer leurs collègues pour obtenir des promotions, en s’attribuant des actes héroïques par des mises en scène lamentables: «Des chefs d’unité ont ainsi froidement assassiné des civils. Ces hommes étaient traités par nos chefs en héros.»
La violence est rendue systématique, les soldats étant encouragés à participer aux exactions, liant tous les rangs dans les crimes de guerre et rendant toute contestation improbable: «Ils ont cherché à impliquer tout le monde dans les tueries (...) Beaucoup d’entre nous ont accepté et continuent à jouer aux assassins.»
Chengriha, Medjahed, El Djen et Djebbar, et beaucoup d’autres militaires sont encore en activité en Algérie, ayant survécu aux années de la décennie noire, et occupent aujourd’hui les postes les plus importants au sein de l’armée. Quatre autres pontes de l’armée, décédés ces dernières années, sont cités également par l’auteur dans des exactions et des opérations de sécurité aboutissant à des tueries en masse, des assassinats sans sommation, des viols de femmes, des expéditions punitives aléatoires. Il s’agit de Khalid Nezzar (soustrait par la mort à la condamnation pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité par un tribunal fédéral suisse), Gaïd Salah, Smaïn Lamari et Mohamed Lamari, ce dernier étant connu pour son ordre: «Je ne veux pas de corps, apportez-moi juste les têtes pour les compter», dit l’auteur. Ces quatre hommes ne sont plus, mais leur héritage est perpétré par ceux qui ont servi sous leurs ordres et dont les mains sont tachées de sang. À commencer par Saïd Chengriha qui occupe le poste de chef d’état-major de l’armée algérienne. Va-t-il payer pour ses crimes? Ou bien la mort va-t-elle le soustraire à la justice des hommes?