Houari Boumediene, le père du «Système», n’a pas tiré une seule balle contre l’armée du colonisateur français. Il est resté planqué aux frontières, attendant que les indépendantistes de l’intérieur fassent le boulot avant de marcher sur les survivants d’entre eux, et profaner la dépouille des plus héroïques, à l’instar du colonel Amirouche. C’est dire que le père du «Système» a bâti le socle du pouvoir en Algérie sur une mystification et qu’il craint par-dessus tout les archives et les historiens.
La première action de Houari Boumediene sera de confisquer dès l’été 1962 les archives de la Révolution algérienne. Pour son coup d’État, il efface d’abord la data. Selon Abdelhafid Boufous, officier du Service des renseignements de la révolution (MAL) et l’un des convoyeurs des archives volées: «Le plus gros des archives se trouvait dans la base libyenne des Douches, rapatrié par Laârousi à travers le Sahara, jusqu’à Oran, et Boumediene les a récupérées. Une autre partie formée par 12 camions, chargée à la va-vite à Rabat, a été convoyée à Alger, et c’est moi qui l’ai réceptionnée. Les archives de la Révolution sont toujours enfermées quelque part en Algérie, dans les caves secrètes de la Défense nationale ou de la Présidence» (1).
Terré à Oujda, Boumediene s’inquiète. Il est au courant que des négociations gardées secrètes ont cours à Évian entre la France (Louis Joxe) et le gouvernement provisoire algérien (Krim Belkacem), pour acter un cessez-le-feu, qui débouchera sur l’indépendance de l’Algérie le 3 juillet 1962. Mais il ne sait pas de quoi il en retourne et il craint fortement que l’Armée de libération des frontières, dont il est le chef d’état-major, ne soit exclue du partage de pouvoir, qui mobilisera bientôt, dans une lutte fratricide, la constitution du premier gouvernement libre, officiel, de l’Algérie indépendante. Les faits historiques montreront bientôt que Boumediene avait un autre projet en tête, et surtout pas celui de partager le pouvoir avec des civils.
Selon Rhéda Malek, négociateur algérien à Évian «Boumediene était contre toute négociation. Selon lui, il fallait d’abord régler les problèmes internes de l’Algérie, qui empoisonnent l’existence, pour aller ensuite à ces négociations.» Il continue: «Boumediene, officier formé au Caire, est à ce moment-là un inconnu de la société algérienne. Il a recherché des appuis politiques auprès des chefs historiques.»
Les aveux de Bouhara sur la préparation du coup d’État par Boumediene
Un témoignage important émane d’Abderrazak Bouhara, chef de bataillon à la frontière de Oujda et officier de la garde rapprochée de Boumediene: «On se disait qu’il pouvait y avoir un accord aux dépens des combattants qui se trouvaient aux frontières.» Entretemps, le 5 juillet, le président légitime du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA), Youcef Ben Khadra, entre à Alger, accueilli en liesse, et suivi de près par un bataillon historique des wilayas qui ont mené la résistance à l’intérieur de l’Algérie.
Aux frontières, explique Abderrazak Bouhara, Boumediene va avoir une idée maléfique: déguiser des contingents de militaires de l’armée des frontières en réfugiés civils. Pour cela, l’armée de Boumediene va utiliser «le retour des réfugiés organisé conjointement par les Algériens et la France», pour arriver à «Constantine, Oran et converger à Alger», qui sera prise fin août 1962.
La première vague militaire expédiée à Alger pour prendre le pouvoir est placée sous l’autorité de ce même Abderrazak Bouhara, sur ordre de Houari Boumediene: «Je fais partie de ceux qui ont violé les Accords d’Évian. Parce que les Accords d’Évian précisaient que les unités de l’ALN devaient rester sur place. Moi, j’avais reçu un ordre pour franchir la frontière de Oujda, avec un peu plus d’une compagnie, pour établir une relation avec les responsables de la wilaya 1, la base de l’est. Avec mes troupes, j’ai franchi la frontière avec un passeport du Croissant rouge, et nous avions abandonné la tenue militaire, nous étions en tenue civile».
Salah Goudjil, âgé aujourd’hui de 94 ans, et qui préside la chambre haute du parlement algérien, était un officier de l’ALN des frontières. Il témoigne dans ce sens: «Nous sommes rentrés avec les réfugiés, en civils, nous n’étions pas autorisés à entrer en militaires, car les accords contenaient une clause sur l’interdiction de tout mouvement militaire aux troupes.»
La prise de Constantine racontée par le gouverneur militaire de la ville
Le 24 juillet, l’armée des frontières de Tunisie atteint la ville clé de Constantine, à l’Est. C’est le principal bastion qui doit tomber avant celui, décisif, d’Alger. Abdelaziz Khalfallah, responsable de Constantine dans la wilaya 2, raconte ces trois jours décisifs. Les mouvements des troupes, qui ont troqué leurs apparats de fellagas contre des tenues vertes, commencent par semer la terreur à Constantine. «Les troupes se sont infiltrées et ont encerclé Constantine», dit le chef de la ville. Et d’ajouter que les hommes de Boumediene, comme des loups dans une bergerie «savaient tout: les adresses tenues secrètes du quartier général et des postes de commandement, les principaux bâtiments de l’administration que nous occupions», grâce à des «agents constantinois» qui les ont aidés dans leurs manœuvres, la nuit du quadrillage de la ville. Abdelaziz Khalfallah continue: «L’état-major de la ville a été fait prisonnier, et le poste de commandement sous ma responsabilité aussi.» Dès lors et malgré les héros constantinois qui se sont battus, «c’en était fini pour la ville», tranche-t-il, «beaucoup de gens ont été arrêtés la nuit. Il y a eu des victimes tuées».
La marche sur Alger
Le 27 août 1962, Houari Boumediene ordonne une avancée déterminée sur Alger. Aux troupes des frontières de Tunisie stationnées à Constantine, se joignent celles du Maroc qui sont embusquées dans la région d’Oran, prêtes à envahir la capitale en 24 heures. Cette progression est soutenue par un impressionnant arsenal de guerre comprenant canons, chars et artillerie lourde, imposant à tout jamais la suprématie militaire sur la parenthèse politique brièvement ouverte sous le GPRA. Sur plusieurs dizaines de kilomètres, des cohortes de chars et de camions militaires tiennent en tenaille, à l’Ouest et à l’Est, les portes d’Alger.
Début septembre, des affrontements sanglants de deux jours «opposent les troupes de Boumediene, fortes de 1.800 soldats et épaulées par 2.000 civils armés», dit Abderrazak Bouhara, aux forces de la wilaya 4. Ce choc, dont l’issue était sans surprise, culmine dans des combats fratricides «laissant entre 500 et 800 morts sur le champ de bataille», selon l’historien Benjamin Stora. Cet événement scelle la prise d’Alger, et l’occupation par l’armée de la capitale. Exit le GPRA. Exit les wilayas et leurs leaders qui ont, eux, mené le combat durant des années. Dans un geste de consolidation du pouvoir, Boumediene impose Ahmed ben Bella comme figure de proue du nouveau régime, le plaçant à la tête de l’État naissant tout en gardant un contrôle stratégique en coulisses.
Les assassinats des opposants et des leaders du GPRA par Boumediene
Salah Boubnider, responsable de la wilaya 2 (Nord constantinois) au moment du coup d’État, dit avec un humour noir: «Quand on veut tuer une révolution, on tue les hommes qui l’ont faite. Une fois tuée, la révolution tombe. C’est ce qu’ont fait nos camarades. En 62 il fallait liquider l’ALN, car c’est une armée populaire soutenue par le peuple.»
L’ascension de Boumediene s’est accompagnée, pendant plus d’une décennie, de plusieurs assassinats ou disparitions de figures gênantes qui faisaient partie du GPRA ou de l’ALN.
Voilà ce que dit un autre témoin de première main, Mustapha Tounsi, responsable des transmissions à la wilaya 4: «Nous avions appris, Mohamed Amirouche et moi, la mort de Abane Ramdane. Amirouche, pensif et plus ou moins absent, se tourne vers moi et ne prononce qu’une seule phrase: «ils l’ont eu». J’étais loin d’imaginer qu’il s’agissait d’une exécution par ses pairs. Mais c’est ce que voulait insinuer Amirouche.» (2)
Abane Ramdane (1920-1957), haut cadre militaire du GPRA, s’opposait à la domination militaire dans la lutte pour l’indépendance et prônait une direction politique et civile. Cela l’a mis en conflit avec des chefs militaires, notamment Boumediene et son acolyte Abdelhafid Boussouf. Ramdane a été attiré au Maroc en 1957 sous prétexte de négociations internes, puis étranglé dans une ferme à Tétouan.
Krim Belkacem (1922-1970), chef militaire et négociateur des Accords d’Évian en 1962. Fervent opposant à Boumediene, et à ben Bella qu’il appelait «l’acteur», Belkacem se réfugia en Europe, et devint une figure de l’opposition au régime de Boumediene. Il a été retrouvé pendu dans une chambre d’hôtel à Francfort, en Allemagne.
Mohamed Khider (1912-1967), membre fondateur du FLN. Il s’exila en Espagne d’où il dénonçait les dérives autoritaires d’Alger. Il fut abattu en 1967 à Madrid par les services des renseignements algériens.
Le commandant Amar Mellah, et les officiers Mohammed Tahar Bourezzane, Mebarek Agueguena, Mebarek Betira, qui ont mené la révolte militaire d’Oran en avril 1968 contre Boumediene. Ils ont été condamnés à mort et exécutés.
Ali Mecili (1940-1987), directeur des renseignements du FLN qui s’est exilé en France, devenant un farouche opposant à Boumediene. Il détenait des enregistrements qu’il s’apprêtait à révéler en 1987 et qui n’ont jamais été retrouvés. Son assassinat à Paris est lié à la politique répressive poursuivie par les successeurs de Boumediene.
Des dizaines d’assassinats, commis en Algérie ou sur le sol français, sont attribués à Boumediene ou à ses héritiers.
Ce recours à la violence politique, avec le coup d’État d’Alger, et à l’élimination des figures historiques de la Révolution a marqué durablement l’histoire algérienne, laissant un héritage de méfiance et de divisions politiques encore perceptibles aujourd’hui. Il montre surtout que l’Armée populaire algérienne (APN) n’est pas l’héritière de l’Armée de libération nationale (ALN) qui a combattu l’armée française, mais s’affilie à l’armée des frontières de Boumediene qui utilise les armes uniquement contre les Algériens.
1 et suite: Benjamin Stora «Histoire de la guerre d’Algérie. 1954-1962, La Découverte, 2004, accompagné du reportage « Algérie: Été 62, Une indépendance aux deux visages».
2- Mustapha Tounsi, «Il était une fois la wilaya IV, itinéraire d’un rescapé, éditions Casbah, 2010.