Un panier de dysfonctionnements. C’est ce que livre le Conseil de la concurrence dans un avis publié le vendredi 26 avril, sur l’état de la concurrence dans les différents maillons de la chaîne de valeur dans les marchés de gros de fruits et légumes (MGFL) au Maroc, allant de la production, à la commercialisation en passant par la distribution.
L’une des grandes anomalies, c’est l’absence d’un cadre juridique spécifique qui régit l’organisation et le fonctionnement des marchés de gros. Il n’existe, selon le Conseil de la concurrence, que des aspects parcellaires relatifs à leur création et à leur gestion, notamment de la loi relative à l’attribution des charges de mandataires datant du 7 février 1962. «Ce texte régit l’exploitation des MGFL à travers des agréments octroyés gratuitement par l’État à des mandataires désignés par le ministre de l’Intérieur et qui comptent pour moitié des personnes ayant contribué au mouvement de résistance nationale. Ce régime de mandataires des MGFL est souvent considéré comme archaïque et limité dans sa pratique», indique-t-il.
Les intermédiaires, «faiseurs de prix»
Une absence de régulation qui entraîne évidemment une anarchie, caractérisée par une prolifération d’intermédiaires sur toute la chaîne de valeur, des acteurs jouent un rôle prépondérant dans le fonctionnement de ces «souks», principalement dans la détermination des prix des fruits et légumes. «Les intermédiaires occupent une position stratégique entre les producteurs et les consommateurs, ce qui leur confère un pouvoir significatif dans la fixation des prix. Bien qu’ils contribuent à la disponibilité des produits, ils agissent également en tant que faiseurs de prix», explique le rapport.
Leur marge brute, estimée en moyenne à «près de 34% du prix final, contre une part de 30% pour les producteurs», constituerait d’ailleurs la composante dominante dans la formation des prix de vente. «Outre leur pouvoir de marché et leur rôle de faiseurs de prix, la présence de nombreux acteurs d’intermédiation dans le circuit de distribution (grossistes, courtiers, commissionnaires, etc.) est critiquée pour son manque de structuration et son impact sur les prix pour le consommateur final. Chaque intervenant ajoute sa propre marge brute au prix d’achat, ce qui peut représenter une part importante du prix payé par le consommateur», souligne le conseil.
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D’après l’institution dirigée par Ahmed Rahhou, cette prédominance des intermédiaires crée un déséquilibre significatif dans la répartition des bénéfices au sein de la filière des fruits et légumes entre ces derniers et les producteurs, confrontés aux défis agricoles et économiques, qui souhaitent maintenir leur rentabilité. «Cette situation soulève des préoccupations concernant l’équité et la durabilité de l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, et appelle à une réflexion sur les mécanismes de fixation des prix et la distribution équitable des bénéfices entre les différents acteurs», préconise-t-elle.
Collusion «tacite» entre les détaillants et marchés parallèles informels
L’autre constat soulevé, ce sont des pratiques de fixation des prix et des marges au sein du marché de détail. Le Conseil évoque même «une collusion tacite entre les détaillants, qui s’alignent les uns sur les autres pour déterminer des marges pouvant aller du double au triple». Conséquence: «les consommateurs qui peuvent se retrouver à payer des prix disproportionnés en l’absence d’une véritable concurrence».
Le rapport note aussi un manque de fluidité des circuits de commercialisation qui résulte d’une mauvaise articulation entre les marchés de gros et les bassins de production d’un côté, et les bassins de consommation de l’autre. Une situation qui «entrave la circulation fluide des produits entre les différentes étapes de la chaîne d’approvisionnement, ce qui peut entraîner des retards, des pertes de qualité et une augmentation des coûts», et qui pourrait impacter sur les prix.
L’organe de régulation pointe également la vétusté des infrastructures des marchés de gros qui «ne répondent pas aux exigences économiques, sanitaires et urbanistiques contemporaines, en raison notamment de l’augmentation de l’offre et de la demande dans la métropole», ainsi que l’absence d’entrepôts frigorifiques, de stations de lavage et d’ateliers de tri et de conditionnement, et de laboratoire sur place «pour vérifier leur conformité aux normes phytosanitaires en cas de doute».
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Des dysfonctionnements existent aussi dans le circuit de distribution des fruits et légumes, avec la prolifération de «plusieurs marchés parallèles informels» dans la ville de Casablanca et ses zones environnantes, qui proposent des ventes en gros et au détail. Le Conseil cite notamment ceux basés à Route Bouskoura, Errahma, S’bit, Tit-Mellil, Mediouna et Route S’ouda, des marchés informels qui approvisionnent en grande partie les marchés et les souikats situés au sud de Casablanca. Un phénomène qui «atteste dans les faits d’un laxisme dans l’application des dispositifs de contrôle par les autorités compétentes».
«Bien qu’il n’existe pas de données précises sur l’ampleur de ces marchés informels, les opérateurs du marché de gros des fruits et légumes (MGFL) de Casablanca estiment que leur poids représente plus de 25% des flux de produits circulant dans la ville, selon l’enquête de terrain mandatée par le Conseil de la concurrence», précise le document.
Manque de traçabilité des produits et difficultés financières des producteurs
À en croire le Conseil, cette croissance du commerce de gros informel a même incité les grossistes de ces marchés à renforcer leurs capacités logistiques en mettant en place des installations frigorifiques et des entrepôts de stockage clandestins.
Le rapport indexe aussi le manque de traçabilité des produits, depuis l’agriculteur-producteur jusqu’au consommateur final. «Sans une traçabilité adéquate, il est difficile de garantir la qualité et la sécurité des produits, ce qui peut entraîner des risques pour la santé publique et nuire à la réputation de toute la filière», soutient-on.
Le Conseil de la concurrence évoque aussi le stockage spéculatif, une pratique visant à stabiliser les prix à un certain niveau et à éviter une surabondance par rapport à la demande et certaines méthodes de stockage traditionnelles qui contribuent sensiblement à la hausse des pertes post-récolte qui sont déjà significatives au Maroc, notamment pour le cas des oignons secs, «qui, entreposés selon la méthode traditionnelle, connaissent une détérioration allant de 40% à 80% des stocks».
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L’institution s’est également penchée sur la situation des producteurs de fruits et légumes qui, selon elle, éprouvent des difficultés pour accéder aux services financiers adaptés, tels que les crédits et les assurances. Résultat: ils se tournent vers les intermédiaires, notamment les grossistes et les distributeurs, pour obtenir des financements.
«Cependant, cette dépendance accrue envers les intermédiaires peut entraîner une perte d’autonomie dans les négociations des prix de vente pour les producteurs. Par cet effet, les intermédiaires ont plus de pouvoir dans la fixation des prix, ce qui peut conduire à des conditions défavorables pour les producteurs et à une plus grande vulnérabilité financière», note-t-elle. Des contraintes notamment exacerbées par le «morcellement excessif des terres agricoles qui rend les producteurs incapables de jouer sur les volumes pour influencer les prix sur le marché».
Création d’une structure nationale de pilotage
Dans son avis, le Conseil note aussi des «carences» dans le pilotage des marchés de gros, à cause de la complexité et de la multiplicité des parties prenantes impliquées, notamment les autorités gouvernementales compétentes, les collectivités territoriales, les autorités de régulation et de contrôle, les structures de gestion notamment les régies directes, les délégataires, les sociétés de développement local, les groupements professionnels et les opérateurs commerciaux.
Une situation qui entraîne «des chevauchements de compétences, avec des champs d’intervention et de responsabilités flous, ce qui se répercute sur la structure de la gouvernance et régulation du secteur» et qui «compromet non seulement la viabilité et stabilité du modèle économique de la filière, mais impacte aussi négativement sur les enjeux liés à la sécurité alimentaire de notre pays».
Pour combler cette lacune, l’organe de régulation recommande la création d’une structure nationale de pilotage spécifiquement dédiée aux marchés de gros de fruits et légumes, afin d’assurer une coordination et une supervision efficaces de ces sites qui «jouent un rôle crucial dans la distribution et la disponibilité des produits alimentaires frais».