Je te reconstruirai, ma patrie.
Même avec l'argile de ma propre âme.
Je te bâtirai des colonnes.
Même avec mes propres ossements.
Grâce à ta jeune génération, on s'amusera à nouveau.
Nous ne cessons de pleurer, tellement tu nous manques.
Même si je meurs à 100 ans, je resterai debout dans ma tombe.
Afin de faire disparaître le mal avec mon grognement.
Je suis vieille mais je peux rajeunir pour vivre une nouvelle vie aux côtés de mes enfants.Simin Behbahani
Son immense intense regard, éternellement cerclé de Khôl et brûlant de présence au monde même si le monde, il y a sept ans, s’était dérobé à ses yeux plongés dans la nuit après une opération au laser qui leur fut fatale, s’était déjà replié, il y a près de deux semaines, derrière les rideaux des paupières qui ne se lèveront plus, sont tombés comme dans un dernier cri d’amour ou de colère, d’amour et de colère. La grande poétesse Simin Behbahani, plongée dans le coma depuis son hospitalisation, le 6 août dernier, au Pars Hospital de Téhéran, s’en est allée ce mardi à 5h du matin. Son immense regard cerclé de poudres noires qui chantent, avec Attâr, une nuit de «chandelle, feu et larmes», et ses lèvres carmines de pigments portant «soie et rubis des joues et lèvres» pillées des Vénus de Rûmi, se sont dévêtues de leurs pigments pour se taire, comme dans un dernier affront à l’affront; celui qui guidait l’encre frêle et rebelle de ses doigts ailés comme un chant tzigane «en hommage à l’existence», «pour l’amour de la liberté » et «crie de la terreur de cette nuit», chante et crie car, «pour ne pas mourir, il faut assassiner le silence»; ses doigts ailés comme le chant entêtant et entêté d’un canari qui «en chantant a répandu des perles» et qui, comme elle, « sera éternel, il ne mourra pas» : «A sa mort, la vie renaîtra de ses mélodies», comme elle renaîtra des vers aussi enivrants que subversifs de cette poétesse qui, pour déplorer «la fin d'un printemps verdoyant, ensanglanté à cause des fous qui règnent sur terre», n’en aura pas moins passé sa vie à tisser, par ses poèmes, «un ciel de plénitude» dans la débâcle.
La poésie: Espace subversif de résistanceNée en 1928 à Téhéran, Simin Behbahani écrira ses premiers poèmes à l’âge de 14 ans. Elle héritera de sa mère, Fakhr Ozma Arghoon, poétesse passionnément engagée pour la cause des femmes, l’art de manier la métaphore, subtile moyen de tromper la censure et de dire sans dire, en puisant dans la force de l’image pour des «mots braqués armes», comme disait Aimé Césaire. «En Iran, les lignes rouges sont perfides. Officiellement, on ne doit critiquer ni le pouvoir, ni l'islam, ni la morale en vigueur. Mais en fonction des censeurs qui lisent vos textes, et de l'humeur politique du jour, c'est l'arbitraire qui sévit. Ainsi, des termes comme "sein", "vin", "danse" peuvent être facilement proscrits. Alors, il faut ruser", confiera-t-elle en 2008 à une journaliste du média français L’Express. Cet art de la métaphore, hérité de sa mère et d’une fabuleuse tradition poétique persane, ne suffira cependant pas à préserver Simin Behbahani qui, au lendemain de la révolution de 1979, verra ses écrits frappés de censure durant dix ans. A cette même période, elle verra disparaître des amis intimes qui tomberont, comme le poète Saeed Soltanpour, sous les salves des exécutions massives qui ouvriront les années 80 sur des années de sang. Son frère écopera, quant à lui, de deux ans de prison pour un simple tract. Mais Simin Behbahani ne cèdera jamais aux pressions et encore moins à la peur, malgré une incarcération en 1996, d’autres vagues de censure dont, notamment, celle de 1999, qui aura raison de la revue Nameh, contrainte de fermer pour avoir publié un de ses poèmes; malgré, encore, les violences physiques que lui infligera la police en 2003, alors qu’elle était âgée de 79 ans, dans le centre de Téhéran, ou l’interdiction de quitter le territoire lorsque, s’apprêtant à embarquer pour Paris, en 2006, pour participer à un colloque à l’occasion de la Journée internationale de la femme, elle sera arbitrairement interceptée par la police des frontières qui la cuisinera toute une nuit durant… Simin Behbahani restera dans les mémoires pour être une des plus prestigieuses figures de la poésie persane qu’elle aura portée, aussi, en revisitant l’art du Ghazal pour en faire, encore une fois, un espace subversif de dénonciation de l’omnipotence masculine et des inégalités et, par là même, de revendication par la femme et pour la femme de son propre corps, ses propres sens et son être au monde dans la réappropriation de l’espace amoureux et du désir. Médaille Carl von Ossietzky en 1999, Prix Simone de Beauvoir en 2009, cette figure majeure de la poésie iranienne, cette grande militante des droits de l'Homme, continuera de creuser son chemin dans les consciences et d’ébranler les âmes et les murs qui les entravent.




