En 1552, le sultan ottoman dépêchait, comme émissaire au sultan du Maroc, l’imam Mohamed Kharroubi Trabelsi dans le but de la délimitation des confins turco-marocains.
Il s’agit là évidemment de frontières nord-est du Royaume du Maroc, le territoire de la Régence d’Alger étant resté tributaire de la côte méditerranéenne sans s’étendre davantage vers le sud.
«À la veille de la colonisation française, en 1830, écrit Mohamed Cherkaoui dans son ouvrage Le Sahara, liens sociaux et enjeux géostratégiques, la bande côtière de l’ancienne régence turque, qui ne dépassait guère le 32e parallèle et faisait partie de l’Empire ottoman, unifiée plus tard par l’armée française et baptisée Algérie, avait un territoire qui ne dépassait pas les 300.000 km2. Officiellement, en 1920, on estimait la superficie des départements français d’Algérie à 575.000 km2. À son indépendance en 1962, elle compte presque 2.400.000 km2! L’explication de ce miracle historique est fort simple: la France avait, au fil de sa marche conquérante, rattaché des territoires à l’Algérie qui représentait, à l’époque des départements français, la plus grande partie de l’Afrique saharienne française».
Mais revenons à nos anciens voisins!
Le contexte était marqué alors par l’animosité grandissante entre les deux parties en présence, d’abord pour des raisons évidentes de «leadership».
D’un côté, La Sublime Porte, au faîte de sa puissance, portait naturellement les regards vers le Maroc dans le prolongement de son immense territoire qui avait atteint une fulgurante extension tricontinentale.
De l’autre, les Saâdiens, nouvellement émergents depuis le grand Sud marocain où ils s’étaient imposés comme libérateurs de la présence portugaise, supplantaient les favoris des Turcs, les Wattassides en pleine déliquescence, et se devaient de sécuriser la région stratégique orientale.
À leur statut de héros de la guerre sainte s’ajoutait le prestige de leurs origines chérifiennes qui leur octroyaient symboliquement la primauté en matière de khilafa, tout en subjuguant les zaouïas qui avaient permis leur ascension, risquant aux yeux des Turcs d’entraîner, dans ce sillage, l’adhésion de l’Oranie, principalement des villes sensibles à la Chadiliya comme Nedroma ou Tlemcen.
Dans cette dernière cité, longtemps marocaine à travers sa longue histoire, l’émirat ziyanide vivait ses dernières heures, oscillant entre la vassalité aux Espagnols d’Oran ou aux Turcs d’Alger.
Dans la partie intitulée «Sharifs and Ottomans in the Maghrib», The Cambridge History of Africa précise que, peu après la conquête de Fès par le Saâdien Mohamed Cheikh, une députation d’habitants de Tlemcen, partageant avec lui la même affiliation à la Chadiliya, l’avait sollicité pour les délivrer des Turcs.
Henry de Castries poursuit que le sultan a non seulement accepté la demande d’assistance des notables de Tlemcen, mais leur a promis des privilèges fiscaux et a abrité l’émir déchu, Ahmed ben Abd-Allah Ziyani, évincé du pouvoir par son cousin Hassan qui avait été placé par les Turcs.
En avril 1549, le Saâdien levait donc une armée de 30.00 hommes, sous le commandement de son fils, le généralissime Mohamed Harran qui prit Tlemcen sans résistance en juin 1550, «favorisé par la haine des habitants contre leurs dominateurs» selon les termes de Henri Castonnet.
Sans coup férir, il entra à Mostaganem où il plaça une garnison et avança vers la vallée du Chelif pour mourir peu après à Fès, des suites d’une maladie contractée pendant l’expédition.
La réaction turque fut violente.
Le général de l’armée ottomane, Hassan Corso était chargé de la riposte qui allait se solder par la reprise de Tlemcen livrée au pillage, et par l’assassinat d’un des fils de Mohamed Cheikh, Abd-al-Qadir, tué à coup d’arquebuse, la tête placée au bout d’une pique, envoyée au beylerbey d’Alger, Hassan Pacha, pour être exhibée dans une cage sous les voûtes de Bab Azzoun au pied de la kasbah.
Afin de conclure la trêve et de fixer la frontière, le monarque ottoman Soliman 1er, dit en Orient «al-Qanouni» (le Législateur) et en Occident «Soliman le Magnifique», envoya au Maroc, en octobre 1552, une délégation de savants dirigée par le juriste Mohamed ben Ali Kharroubi Trabelsi.
Né à Qarqach, sur la côte de Tripoli, disciple du cheikh Zerrouq à Misrata, l’imam Kharroubi était établi à Alger, où il se consacrait à la prédication et à l’enseignement.
Les principaux points de sa mission consistaient en l’obtention de la reconnaissance par les Saâdiens de la légitimité du califat ottoman en prononçant le prêche dans les mosquées en leur nom, sous couvert d’unir la parole des musulmans, ainsi qu’en la définition d’une ligne de frontières.
Le moins que l’on puisse dire est que la mission n’a pas obtenu les résultats escomptés.
Au Maroc, l’ambassade marqua davantage l’esprit par les controverses religieuses qu’elle avait suscitées que par son message politique.
Au lieu de réussir la tâche que lui avaient assignée les Turcs, l’imam Kharroubi, en homme de religion plutôt qu’en fin diplomate, s’était engagé dans des polémiques avec les mystiques et avec les juristes.
Les récits qualifiés relèvent à ce propos qu’il avait pointé ce qu’il jugeait être des innovations blâmables et écrit une épître à l’attention des habitants de Fès («Rissâlat daouî al-iflâs ilâ khawâs ahl Fâs»), divisant le milieu des théologiens entre partisans et opposants.
Parmi les objets des griefs: le fait pour l’adhérent à un ordre religieux de se raser la tête sur le mode pénitent ou chez le «commun des mortels» de se tailler la moustache!
En d’autres cieux, on aurait qualifié tout cela de «discussions byzantines» en souvenir de la période où le dernier empereur Constantin Paléologue tentait de défendre Constantinople contre l’assaut final de l’armée turque, pendant que ses moines étaient plongés dans des arguties théologiques oiseuses.
Mais, possible que l’enjeu véritable reste éminemment politique, sachant que c’était la voie mystique Jazouliya, alliée inconditionnelle des Saâdiens, qui était visée en la personne de son autorité du moment, le cheikh Abou-Amr al-Qastali, alors que les Wattasides étaient affiliés à la Zerrouqiya.
Malgré cet échec patent, cela n’empêcha pas Kharroubi de diriger une autre ambassade en 1554, rappelant au chérif saâdien les termes de sujétion au pouvoir ottoman.
Autant il avait été reçu avec les honneurs dus à sa science, autant la teneur de son message avait été un motif de colère par celui qui est considéré comme calife et Prince des Croyants, qualifié dédaigneusement de «gouvernant de Fès» ou de «cheikh des Arabes», sommé de prêcher et de frapper la monnaie au nom du sultan de Constantinople qu’il désigna, lui, en un retour à l’envoyeur, par le sobriquet de «Sultan des pêcheurs»:
_ «Je n’ai pas de réponse jusqu’à ce que je sois en Égypte, j’écrirai alors au sultan des barcasses».
Après avoir été politique, l’inimitié devenait personnelle pour aboutir au terme de moult péripéties à une issue fatale.
Mais là est déjà une autre histoire…