Depuis des décennies, l’armée algérienne demeure la colonne vertébrale du régime: hypertrophiée, suréquipée, mais mystérieuse et jalouse de son image. Beaucoup la présentent comme puissante, incontournable au Sahel, influente sur les équilibres régionaux. Izambard et Gastineau, dans leur enquête fouillée publiée chez Albin Michel en novembre 2025, s’emploient à démonter pièce par pièce cette fiction d’État.
2016. Nous sommes dans un bureau feutré du siège du néo-parti En Marche à Paris. Emmanuel Macron n’est encore que candidat. Il organise une réunion confidentielle où sont conviés, entre autres, Xavier Driencourt, ambassadeur de France à Alger (2008-2012 et 2017-2020), Jean-Noël Barrot à l’époque conseiller diplomatique de la Ville de Paris, et un jeune officier de l’armée française promis à une trajectoire fulgurante dans les services de renseignements: Paul Soler. Le thème du jour est l’Algérie et le Sahel. Cette rencontre tourne très vite à la séance de vérité. Alors que les diplomates évoquent la puissance supposée de l’armée algérienne, son influence au Sahel et le rôle central qu’Alger s’attribue, Soler s’exprime à son tour et balaie tout le décor. Il regarde ses interlocuteurs, sourit, et lâche: «L’armée du pays est un tigre de papier. Non seulement Alger n’est pas capable d’intervenir à l’extérieur de ses frontières, mais elle peine déjà à le faire à l’intérieur, dans son grand Sud. Le reste n’est que littérature.»
Ce constat de l’armée française résume l’écart immense entre l’ornement de puissance militaire que l’Algérie projette et la réalité opérationnelle observée par les spécialistes. Et l’image du «tigre de papier» claque comme un verdict. Elle annule des décennies de communication officielle, des parades militaires coûteuses, des acquisitions d’armement comme gages de modernité. Surtout, elle révèle ce que la plupart des renseignements en Occident savent pertinemment: l’armée algérienne n’a ni la flexibilité, ni l’entraînement, ni la capacité logistique pour intervenir dans un environnement extérieur. Elle peine même à sécuriser ses régions méridionales, vaste zone où s’entremêlent trafics, implantations terroristes, milices transfrontalières et routes d’approvisionnement clandestines.

Cette scène de 2016 n’est pas anecdotique. Elle marque un tournant dans la manière dont les cercles du pouvoir français appréhendent l’Algérie. Le pouvoir algérien entretient l’illusion d’une machine colossale; les services français y voient plutôt une institution usée, rigide, mal coordonnée, incapable d’assumer son rôle régional alors même qu’elle prétend être un acteur majeur du Sahel. L’institution demeure rigide, bureaucratique, vieillissante, enfermée dans une doctrine dépassée.
Une diplomatie en trompe-l’œil: influence prétendue, inefficacité avérée
À ce diagnostic militaire accablant s’ajoute un démontage en règle de la diplomatie algérienne. Le cliché que le régime renvoie depuis des décennies est celui d’un acteur incontournable, fort d’un passé révolutionnaire, influent dans les équilibres sahélo-maghrébins et en Afrique, capable de tenir tête aux puissances occidentales tout en se présentant comme un médiateur régional. Dans «Les espions du président», cette fable se dissout comme une illusion. La diplomatie algérienne souffre du même syndrome que son armée: un poids imaginaire.
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Les diplomates français interrogés par les auteurs s’accordent sur un point: l’Algérie revendique un rôle qu’elle n’exerce plus depuis longtemps. Son influence au Sahel est largement surestimée, son action diplomatique souffre d’un manque de constance, et ses prises de position relèvent davantage de la posture que d’une stratégie réelle. Les services français ne voient plus en Alger un partenaire structurant, mais un acteur hésitant, ralenti par ses propres contradictions internes, obsédé par le contrôle de l’information et incapable de proposer des solutions concrètes. En dehors des canaux médiatiques, Paris ne prend plus au sérieux la diplomatie algérienne.
Ce manque d’envergure diplomatique contraste puissamment avec les ambitions proclamées du régime— un pays qui se veut «leader africain», «médiateur incontournable», «puissance stabilisatrice». La réalité décrite par Izambard et Gastineau dessine une diplomatie anxieuse, méfiante, et surtout incapable de produire des résultats tangibles.
L’image se dégrade encore lorsque les services secrets français reclassent l’Algérie de partenaire maladroit à «pays menaçant». La crise franco-algérienne ouverte en 2021, prolongée par les ruptures diplomatiques de 2022 et 2023, a amplifié ce basculement de perception. Pour les auteurs, «la crise ouverte avec l’Algérie a conduit les services à rehausser le curseur concernant un pays qui n’était pas considéré comme le plus menaçant». Autrement dit, l’Algérie a changé de catégorie dans les radars français, non plus un partenaire, mais un pays «générateur d’instabilité et de risques». Alger, qui prétend encore jouer un rôle pivot, se retrouve ainsi déclassée. Non pas par un choix stratégique français, mais par l’observation répétée de son inefficacité, de son agressivité verbale et de son incapacité à offrir une coopération utile. La rupture diplomatique provoquée par Alger n’a pas affaibli Paris, elle a au contraire poussé la France à prendre l’Algérie plus au sérieux… mais dans la colonne «menaces».
Les services algériens: un partenaire qui n’a «quasiment jamais rien apporté» aux renseignements français
Ce reclassement résulte directement d’un constat accumulé par les services français: l’Algérie est un partenaire peu fiable, imprévisible, souvent nuisible à la coopération antiterroriste. Les pages de l’enquête consacrées au renseignement sont sans doute les plus dévastatrices pour Alger. Les auteurs dévoilent ce que les spécialistes français savent depuis longtemps, mais que personne n’avait formulé aussi directement: «La collaboration avec Alger n’a quasiment jamais rien apporté», affirme un ancien dirigeant de la DGSE. Cette déclaration, sèche, sans nuance ni justification, signe l’échec d’une coopération que le régime algérien exhibe pourtant depuis les années 1990 comme la preuve de son rôle central dans la lutte contre le terrorisme. Une glue pour mieux prétendre s’accrocher à la France.
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La réalité, telle que racontée dans le livre, est tout autre. Rarement un pays aura été jugé aussi sévèrement par un partenaire de premier plan. On apprend donc que l’Algérie ne partage pas d’informations utiles, qu’elle cache, manipule ou retarde les données stratégiques et qu’aux yeux des services français, elle ne constitue aucune valeur ajoutée dans la lutte contre le terrorisme au Sahel. Pour beaucoup de responsables de la DGSE, la coopération est vue comme inutile, voire contre-productive.
Les services algériens se montrent méfiants, opaques, plus préoccupés, selon les auteurs, par la protection de leurs secrets internes que par l’efficacité de la lutte antiterroriste. Leur absence d’apport réel n’est pas un accident, mais un mode de fonctionnement. Ils ne coopèrent pas; ils dissimulent. Ils ne fournissent pas d’informations utiles; ils en retiennent. Ils ne contribuent pas à résoudre les problèmes régionaux; ils compliquent les opérations par leur rigidité.
La vérité sur Mohamed Mediene, alias Toufik, patron des services algériens pendant un quart de siècle
L’un des portraits les plus corrosifs du livre concerne Mohamed Mediene, dit Toufik, ancien patron omnipotent des services algériens de 1990 à 2015. Le mythe interne en fait un stratège redoutable, craint dans toute la région. Les services français, eux, en ont une image beaucoup moins glorieuse. C’est selon les auteurs de l’enquête un manipulateur-né improductif. L’évaluation française est pleine de platitude. «Il n’a jamais voulu nous aider à localiser Iyad Ag Ghali», raconte une source de la DGSE, évoquant le chef djihadiste malien qui fut longtemps la cible numéro un au Sahel et point de mire des services occidentaux pendant plusieurs années, qui se promenait à vrai dire tranquillement entre le Sud algérien et le Mali, avec la complicité de l’armée algérienne. Et l’ancien espion d’ajouter, avec amertume: «Il nous en parlait uniquement pour évaluer nos capacités de surveillance dans la région.»
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Les services français se souviennent aussi de la mauvaise foi algérienne sur la localisation d’Abdelmalek Droukdel, chef d’Aqmi, finalement éliminé par l’armée française en 2020. «Il lui est aussi reproché (à Toufik, NDLR) d’avoir mené en bateau la DGSE dans la localisation du leader», assènent les auteurs du livre. Ce comportement, oscillant entre mensonge et autosatisfaction, illustre la faiblesse structurelle d’un service algérien mené par un homme plus intéressé par l’espionnage des partenaires que par la lutte contre les menaces réelles. Toufik apparaît ainsi moins comme un maître de l’ombre que comme un escamoteur, incapable de fournir une coopération réelle avec la France abreuvée de slogans.
Le Maroc, l’efficacité démontrée dans la libération des otages de la DGSE
Si «Les espions du président» déconstruit l’image algérienne, il met en lumière, en miroir, le rôle croissant du Maroc comme partenaire privilégié de Paris dans la région. L’épisode le plus parlant concerne la libération, en décembre 2024, de quatre agents de la DGSE retenus au Burkina Faso depuis décembre 2023. Ce ne sont, selon la propagande algérienne, ni les Algériens, et selon des médias internationaux mal informés ni les Européens, ni les Américains qui ont dénoué la crise: «quatre agents de la DGSE détenus au Burkina Faso depuis décembre 2023 ont été libérés en décembre 2024 grâce à une médiation des services marocains.»
La DGSE confirme que les services marocains ont mené à bien les négociations, et finalement, la libération des quatre otages français, tous travaillant pour la DGSE. L’affaire illustre aussi la montée en puissance opérationnelle de Rabat, désormais perçu comme un allié fiable, structuré et redoutablement efficace. Selon les renseignements français «les services marocains comptent parmi les plus efficaces du continent. Et sont donc de meilleurs partenaires».
Là où l’Algérie revendique un leadership sécuritaire au Sahel, le Maroc produit des résultats. Là où Alger parle, Rabat agit. Cette efficacité n’est pas ponctuelle; elle s’inscrit dans une tendance profonde. Les services français s’appuient de plus en plus sur leurs homologues marocains pour les opérations de terrain, l’analyse des réseaux terroristes, la localisation des groupes armés et le suivi des djihadistes mobiles.
Cette coopération fructueuse contraste violemment avec la vacuité quasi totale de celle avec l’Algérie, comme le rappellent plusieurs responsables français cités dans le livre. Au moment où Alger se replie dans la posture, Rabat avance sur le terrain concret de la sécurité régionale. Le Maroc est devenu le premier partenaire sécuritaire de la France dans la région et il dispose de réseaux opérationnels efficaces. Pour le régime d’Alger, qui tente sans cesse de s’imposer comme puissance incontournable au Sahel, c’est une humiliation stratégique. Finalement, un portrait cohérent de l’Algérie émerge. Un pays-avatar. Et le rideau, désormais, en France, est tiré, même s’il va falloir recoudre les relations en apparence.
«Les espions du président», Antoine Izambard et Pierre Gastineau, 208 pages. Éditions Albin Michel, 2025. Disponible en précommande dans les librairies.












