C’est à une navigation littéraire en Méditerranée que France Culture convie son auditorat avec pour première escale de ce voyage en dix étapes, le Maroc de Mohamed Choukri, vu à travers le plus célèbre de ses romans, Le Pain nu, paru en 1972.
Pour parler de ce récit autobiographique sans fard, qualifié de «roman de la misère et de l’aventure urbaine», qui tourna une page décisive de la littérature arabe, bien qu’interdit par la censure dans sa langue originale jusqu’en 2002, l’écrivain Tahar Ben Jelloun, auquel l’on doit sa traduction en français raconte la genèse de ce roman à Mathias Enard.
«La grande valeur de ce roman tient dans sa vérité crue, sans fioritures. C’est pour cela qu'il a tant parlé à des milliers de jeunes Marocains dans les années 1980 et 1990», explique ainsi Tahar Ben Jelloun, en revenant sur la personnalité de Mohamed Choukri, cet auteur qui n’apprit à lire qu’à l’âge de 21 ans.
Lire aussi : Mohamed Choukri dérange encore!
Les deux hommes se sont connus dans les années 70, à Tanger, et entre eux, c’est une longue amitié qui va voir le jour. C’est d’ailleurs par amitié que Tahar Ben Jelloun explique avoir traduit en langue française Le pain nu.
Mais pas seulement, s’en explique-t-il, «je trouvais scandaleux la façon dont il était méprisé par certains écrivains arabophones qui considéraient que son arabe était pauvre, celui des petites gens. Attablés devant un café au lait chez Madame Porte, nous discutions de questions de style devant ses feuillets qu'il m'apportait au fur et à mesure qu'il les écrivait. Choukri aimait bien les choses crues. Je lui proposais souvent de davantage suggérer mais à chaque fois, il me répondait: "Non, il faut dire les choses!"».
Dans cette émission littéraire, intervient également Yves Gonzalez Quijano, spécialiste de littérature arabe et notamment de l’autobiographie, qui apporte à son tour son point de vue sur cette œuvre singulière, reconnue tout d’abord par un lectorat occidental dès les années 1970 grâce à sa traduction en langue française par Tahar Ben Jelloun, mais aussi en anglais par Paul Bowles, auteur d'Un thé au Sahara.
Lire aussi : La Fondation Mohamed Choukri voit enfin le jour
Pour Yves Gonzalez Quijano, la genèse compliquée de ce livre et la reconnaissance tardive de l’écrivain s’explique par le fait que Mohamed Choukri était «un marginal par rapport à l’establishment littéraire arabe: Marocain, et même Rifain, donc berbérophone à l'origine, homosexuel, il a fait de la prison. Sur la scène officielle, il est par conséquent un écrivain qui sent le soufre!».
Entre marginalité revendiquée et rédemption par la littérature, Mohamed Choukri s’inscrit dans une modernité jusqu’alors méconnue à cette époque dans la littérature arabe avec, analyse le spécialiste, «des phrases très sèches, sans fioritures, courtes, sans forcément de lien entre elles. Choukri a cassé les codes».
Sans compter que les nouvelles thématiques abordées par Choukri «dynamitent» littéralement la littérature arabe, mais aussi les valeurs morales de la société. En effet, explique Quijano, «l’autobiographie de Choukri révèle des trajectoires sociales scandaleuses. A cette époque, la littérature doit rester dans les canons de l’acceptable, l’écrivain est là pour faire de belles phrases, pas pour embêter les gens avec des problèmes du quotidien, cela c’est le rôle de la chanson. Quand on écrit dans cette langue littéraire, qui est aussi celle du Coran, on ne parle pas de ces choses-là, c’est scandaleux, c’est presque impie».








