Je l’ai un peu connu. Je l’ai rencontré une dizaine de fois, mais à chaque fois, il me rappelait combien il aimait le peuple marocain. Il me disait: «dans la rue, on m’appelle Ssi Jacques!».
Quand il était président de la République, il avait reçu officiellement le prince héritier, Sidi Mohammed. J’étais avec notre ami Driss Chraïbi. Il nous présenta à Son Altesse en ces termes: «deux fiertés de la francophonie». Le prince sourit et rappela à Chirac qu’il nous connaissait bien.
Ce fut lors de ce dîner qu’Alain Delon, qui était mon voisin de table, s’empara du menu et le tendit à Son Altesse pour en obtenir une signature. Du coup, le journaliste Jacques Chancel fit de même, ce qui agaça un peu celui qui était alors prince héritier.
Quelques années plus tard, je reçus une invitation à déjeuner à l’Elysée en compagnie de trois autres écrivain, dont Yasmina Reza. Sa pièce «Art» triomphait à l’époque à Paris.
En nous recevant, Jacques Chirac tint à nous prévenir qu’il nous avait lus. Il nous dit: «j’ai passé le week-end en votre compagnie; j’ai potassé vos œuvres!». Je fus étonné, en pensant à François Mitterrand qui ne sentait pas le besoin de justifier sa passion de la lecture. Il fréquentait les écrivains et pouvait citer des phrases entières aussi bien du chef d’œuvre de Choderlos de Laclos, l’auteur des «Liaisons dangereuses» que de Marcel Proust. Il faut dire, me confia un jour son épouse Bernadette, qu’il connaissait bien le livre de Laclos car il avait été l’avocat de Roger Vadim, qui l’avait adapté au cinéma avec Jeanne Moreau et Gérard Philippe. Elle me précisa avec une pointe d’ironie: «il vous a marqué, alors qu’il ne faisait que réciter sa plaidoirie!».
Jacques Chirac était un animal politique qui brillait de mille feux au moment de la conquête du pouvoir, et qui se reposait qu'une fois son but atteint. C’était un formidable tribun, le rassembleur des foules. Une fois élu président, il fut atteint du syndrome de la paresse.
Je me souviens, alors qu’il était au plus bas dans les sondages (on lui donnait alors à peine 10% d’intentions de vote, au mois d’octobre 1994), lors d’une soirée organisée par un club d’intellectuels, «Phares et balises», de sa passion pour la politique.
Nous étions réunis dans les locaux d’une librairie, «Les fruits du Congo», rue de l’Odéon, dans le VIe arrondissement de Paris. Etaient présents, Régis Debray, Jean-Claude Guillebaud, Olivier Mongin, Denis Tillinac, Emmanuel Todd et bien d’autres. Todd venait de publier une étude sociologique sur la France et la fracture sociale. Il exposa sa thèse et nous surprit tous en terminant son exposé par cette phrase: «pour toutes ces raisons, Jacques Chirac sera élu aux prochaines élections présidentielles». Un grand éclat de rire s’empara des personnes présentes, sachant qu’à l’époque, les sondages donnaient Edouard Balladur vainqueur dans tous les cas. C’était aussi l’époque où le jeune maire de Neuilly, Nicolas Sarkozy, qui avait rejoint Balladur, disait: « nous sommes sûrs de l’emporter, on n’aurait même pas besoin d’un deuxième tour!».
Chirac avait été bouleversé par la thèse d’Emmanuel Todd. Il nous pria d’arrêter de rire et dit à Emmanuel Todd: «vous pouvez redire votre dernière phrase?». Nous n’avions pas cessé de rigoler. Alors Chirac, sérieux, nous dit: «cessez vos moqueries; écoutez plutôt ce que dit ce jeune homme qui n’est même pas de mon parti; je le soupçonne d’être de gauche».
Ce fut ce soir-là que Jacques Chirac prit un virage déterminant dans sa campagne électorale et inversa la tendance balladurienne. Il exploita le thème de la fracture sociale et parvint, en quelques mois, à dépasser dans les sondages Edouard Balladur, qui apparaissait à l’époque comme un aristocrate de l’ancien empire. Plantu le présentait dans ses dessins en roi avec une perruque.
Je n’oublierai jamais cette soirée qui avait duré plus de cinq heures. J’ai revu plus tard Chirac. Il était vraiment sympathique et contrairement à une réputation stupide qui lui collait à la peau, c'était un homme cultivé et modeste. Il laisse à la France le Musée des Arts premier, quai Conti, et aussi une certaine bonhomie, qui a été remplacée ces dernières années par une grande violence.