La décision du jury impose une double lecture: littéraire, tant le livre renouvelle le genre du «récit de prison» par une audace formelle; mais aussi politique, redonnant chair et voix à une expérience palestinienne qui traverse depuis des décennies l’actualité et les fractures régionales.
Que le lauréat soit un ancien détenu condamné à la perpétuité et devenu, de la geôle, auteur d’un ouvrage où le mur prend la parole n’est pas seulement un choix politique: c’est la reconnaissance d’une écriture qui transforme la contrainte en matière littéraire. «Je suis ma liberté» se présente comme une autobiographie romancée née d’un dialogue avec la paroi d’une cellule: le mur devient confident, narrateur et miroir — non pas simple décor, mais sujet agissant qui «choisit» son témoin. Cette personnification radicale fait du texte un objet hybride, oscillant entre récit, poème, méditation philosophique et mémoire collective. Le procédé n’efface pas l’événement historique: il le porte autrement, par une langue qui polit la matière brute et la convertit en chant résistant (lire notre billet littéraire du 15/10/2025).
Les thèmes qui irriguent l’ouvrage forment un réseau serré: la mémoire du camp (Aïda, près de Bethléem), les générations de la lutte, les illusions et les désillusions révolutionnaires, la condition carcérale comme laboratoire spirituel, et l’écriture comme acte libérateur. Abu Srour raconte l’enfance au camp, la participation et les espoirs de la première Intifada, la cruauté des interrogatoires et des cellules, mais aussi — et peut-être surtout — la manière dont l’enfermement transforme la subjectivité: «je suis privé de ma liberté et je suis ma liberté», écrit-il, retournant la formule de l’aliénation en victoire intérieure. Par une écriture qui mêle aphorisme, image poétique et diagnostic historique, le livre replace la condition palestinienne dans une échelle humaine et universelle.

Un prix pour une voix singulière et nécessaire
Pourquoi ce texte reçoit-il aujourd’hui ce prix? La réponse tient à la conjonction de plusieurs raisons complémentaires. D’abord, la qualité littéraire: Abu Srour porte sa matière jusqu’à l’extrême, invente une voix et un point de vue — celui du mur — qui renouvellent la tradition du adab al-sujoon (la littérature des prisons) et la situent dans la lignée des grands récits de résistance, tout en la modernisant par une poésie de l’infra-ordinaire. Ensuite, la traduction: la mention spéciale attribuée à Stéphanie Dujols souligne que la puissance du texte ne se réduit pas au fait brut de la détention, mais s’exprime grâce à une langue française qui restitue la densité et les ruptures du texte arabe. La reconnaissance éditoriale (une publication chez Gallimard) a, par ailleurs, permis au livre de franchir les frontières et d’atteindre un lectorat large et exigeant.
Au-delà des qualités formelles, la récompense s’explique aussi par le contexte politique: la Palestine et la guerre avec Israël occupent tristement une place centrale dans l’actualité internationale, et les récits personnels deviennent des instruments de témoignage indispensables. Le livre d’Abu Srour n’est pas une simple justification d’un engagement; il est la mise en scène d’un homme qui, privé de son pays et de sa liberté physique, reconstruit une souveraineté intérieure par le verbe. Dans les périodes de conflit, les récits qui humanisent et complexifient la représentation d’un peuple sont rares et précieux: «Je suis ma liberté» offre un visage pluriel de la résistance — fait d’échecs, de tendresse, de colère et de philosophies quotidiennes — et oblige le lecteur à dépasser les schémas simplistes. C’est sans doute pour cette capacité à conjuguer l’intime et le collectif, la blessure et la pensée, que le jury a jugé l’œuvre digne d’un prix qui vise à promouvoir la littérature arabe en traduction.
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Le livre est aussi une leçon sur la force des archives personnelles: souvenirs du camp, poèmes, lettres, aphorismes et scènes de visite familiale composent un tissu qui rend visible la continuité d’une histoire longue — des expulsions de 1948 aux Intifadas, en passant par les espoirs trahis d’Oslo. Le camp d’Aïda fonctionne alors comme un microcosme où se jouent les paradoxes de la condition palestinienne: marginalité et héroïsme, survie et rêve collectif, ruse et honnêteté. À travers cette matière, Abu Srour trace l’histoire d’une génération qui a cru possible la délivrance et a appris, par la douleur, une sagesse dont la littérature devient le témoignage.
Une onde de choc éditoriale
L’actualité éditoriale et médiatique qui a accompagné la parution et la distinction du livre mérite d’être rappelée pour mesurer l’onde de choc culturelle: dès sa sortie, le récit a suscité des chroniques et des notices dans la presse spécialisée, et sa réception a culminé avec le Prix de la littérature arabe 2025, cérémonie dont les échos ont trouvé un retentissement national et international. Il faut encore mentionner l’effet de contagion symbolique du livre: l’image d’un mur qui parle, qui se souvient et qui devient langue est devenue, depuis la publication, un motif récurrent des débats autour de la prison politique, de la liberté d’expression et de la reconnaissance des récits de peuples en lutte. À l’heure où les médias condensent souvent les conflits en chiffres et images spectaculaires, la littérature propose une autre manière d’entrer dans l’histoire — lente, polyphonique, faite de silences et d’échos. C’est cette fidélité à la complexité humaine qui distingue l’œuvre d’Abu Srour et la rend durable.
Enfin, l’attribution du prix offre un signal clair: la littérature arabe contemporaine, loin d’être homogène, produit des écritures de haute tenue qui mêlent témoignage et invention formelle. Récompenser «Je suis ma liberté» revient à reconnaître qu’un manuscrit né clandestinement, rédigé derrière des barreaux, peut — par sa langue et sa pensée — réinterroger notre manière commune de concevoir la liberté, la responsabilité et la dignité. Le Prix, qui associe jurys et lycéens dans certaines de ses étapes, contribue en outre à faire entrer ce texte dans des pratiques de lecture collective, de débat et d’éducation — éléments essentiels pour qui veut transformer la reconnaissance littéraire en dialogue civique.
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«Je suis ma liberté» n’efface rien des controverses politiques; il n’absout pas, n’exonère pas, n’embrasse aucune thèse manichéenne. Mais il impose un déplacement: celui de l’objecteur à l’auteur, du prisonnier au poète. C’est cette tension, à la fois morale et esthétique, qui confère au livre sa puissance. Le Prix de la littérature arabe 2025 récompense donc moins une position politique univoque qu’une capacité à rendre audible, par la forme littéraire, ce qui autrement se perdrait sous le bruit des armes et des discours.
La consécration d’Abu Srour est, au fond, un acte de foi dans la littérature comme machine de vérité — non pas une vérité judiciaire ou politique, mais la vérité vécue d’une existence qui a appris à tenir parole malgré l’obstacle du mur. Dans un monde où la guerre et l’occupation réécrivent chaque jour la condition palestinienne, ce livre rappelle que la liberté n’est pas seulement un état à reconquérir, mais un geste à accomplir: écrire.
«Je suis ma liberté», Nasser Abu Srour, 304 pages. Éditions Gallimard, 2025. Disponible en précommande dans les librairies.












